Au sens le plus large, l’État est la manière d’être des personnes vivant en société. Cette définition, bien que présentant l’avantage de pouvoir désigner une grande variété de formations sociales, ne permet pas de comprendre ce qui, précisément, distingue l’État de la société elle-même. Cette dernière se maintient et évolue en suivant des règles qui s’imposent aux individus. D’où émanent ces règles et qui en assure le respect ? Dans les sociétés primitives, la communauté ou société peut être l’auteur et la gardienne des règles qui s’appliquent à elle-même ; elle peut être juge et partie. La naissance de l’État signe au contraire l’avènement d’un organe du pouvoir politique distinct de la société et jouant le rôle d’arbitre dans les conflits qui traversent la société, permettant ainsi de limiter ceux-ci, de les résoudre ou de les dépasser. L’État est par conséquent cet instrument qui permet à l’ordre social de se perpétuer en usant, lorsque cela est nécessaire, de la force. On peut ainsi en donner la définition suivante : c’est l’autorité politique souveraine, considérée comme une personne juridique et à laquelle est soumis un groupe humain. Il est de plus nécessaire de ne pas oublier que ce que l’on désigne communément par le nom d’État est une forme de pouvoir politique apparue à la fin du 15ème siècle et qui perdure jusqu’à nos jours. La forme « État » a une histoire… et elle a une « pré-histoire » qu’il convient dans un premier temps d’étudier.
« Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature. Or parmi les magistratures certaines sont limitées dans le temps, en sorte que pour les unes il est absolument interdit au même individu de les exercer deux fois, alors que pour d'autres il faut laisser passer un intervalle de temps déterminé. D'autres sont à durée illimitée, par exemple celles de juge et de membre de l'assemblée. (...) Ce qu'est le citoyen est donc manifeste à partir de ces considérations: de celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu'il est citoyen de la cité concernée, et nous appelons, en bref, cité l'ensemble de gens de cette sorte quand il est suffisant pour vivre en autarcie. » Aristote, La Politique.
C’est dans le cadre de la cité grecque (la polis) que se développent les premières philosophies politiques, celles de Platon et d’Aristote. Platon, dans La République, reconduit la politique à la justice, celle-ci désignant tout à la fois l’harmonie de la cité et l’harmonie de l’âme (voir cours sur la justice). C’est le philosophe-roi qui détient le pouvoir, c’est à lui que revient le soin de gouverner la cité car la politique de la république idéale s’identifie à la science parfaite, à la véritable sagesse (sophia). Platon ne s’intéresse guère alors aux cités concrètes qui sont étrangères à la science et sont gouvernées par des hommes ne pratiquant guère la philosophie. Ce n’est que dans son dernier dialogue, Les Lois, que Platon pense la possibilité d’une application de ses théories dans le cadre d’une cité existante.
Pour Aristote, la cité est la communauté d’hommes (de citoyens) vivant sous une certaine constitution (politeia). Selon le schéma hylémorphique (forme/matière), la constitution est la forme, le principe d’organisation d’un tout parfaitement autarcique (subvenant par lui-même à tous ses besoins contrairement aux formes inférieures de groupement que sont la famille et le village) « formée » à partir de cette matière que sont les individus (voir cours sur la société), tout comme l’âme est forme, principe d’organisation du corps). En outre, la politique vise une fin, qui n’est pas d’assurer la simple vie en commun, encore moins de permettre aux individus de poursuivre des intérêts privés, mais de réaliser le souverain bien, celui-ci étant inséparable d’une vie bonne qui ne se pense que collectivement, du point de vue l’amitié et la justice. À la différence de Platon, Aristote s’intéresse à la diversité des cités concrètes et en ce sens il n’hésite pas à se livrer à une description des régimes existants (même si cette méthode descriptive est indissociable d’une visée qui, elle, est prescriptive), autrement dit des constitutions. La question fondamentale est alors celle de l’attribution du pouvoir et de son exercice. Mais cette question elle-même est inséparable de la question des intérêts servis par le pouvoir. Pour chaque type d’exercice du pouvoir, il existera deux formes, une forme « droite », dans laquelle ceux qui exercent le pouvoir visent le bien de la communauté entière et une forme « déviée » dans laquelle ils ne visent que leur propre bien. Si le pouvoir est exercé par un seul et de manière droite, on aura la royauté et, dans le cas contraire, la tyrannie. Si le pouvoir est exercé par un petit nombre et de manière droite, on aura l’aristocratie et, dans le cas contraire, l’oligarchie. Enfin, si le pouvoir est exercé par tous et de manière droite, on aura le « régime constitutionnel » et, dans le cas contraire, de la démocratie (le sens de ce terme chez Aristote n’est évidemment pas celui que nous lui connaissons).
Il est à noter qu’à l’époque où Platon et Aristote pensaient la cité grecque, cette dernière étaient d’ores et déjà entrée en crise (Athènes ayant par exemple perdu beaucoup de son influence passé). Cette crise devenant de plus en plus aiguë, les philosophes qui leur succèdent sont conduits à repenser le statut de la cité. Tel est le cas notamment des stoïciens pour lesquels la cité ne désigne plus seulement la communauté politique mais aussi l’univers dans sa totalité. Ainsi, Sénèque (philosophe du stoïcisme tardif) écrit : « Représentons-nous bien qu’il y a deux Républiques : l’une, grande et vraiment publique, embrasse les dieux et les hommes (…) ; l’autre, celle à laquelle nous attache le hasard de notre naissance (…), ne comprend plus tous les hommes, mais un groupe d’hommes déterminé ». Les stoïciens pensent le monde comme une cité, gouvernée par la raison divine. Accepter le gouvernement de la « grande » cité, c’est donc suivre les règles la raison. Or, ceci relève au premier chef d’actes individuels, privés, ne mettant plus en jeu la communauté politique dans son intégralité.
« Malgré le nombre de tant de nations vivant à travers le monde entier… il n’existe toutefois que deux formes de sociétés humaines, celles que nous avons appelées, à juste titre, d’après les Ecritures, les deux Cités. L’une est celle des hommes voulant vivre en paix, selon la chair ; l’autre celle des hommes voulant vivre en paix selon l’esprit. » Saint Augustin, La Cité de Dieu.
À partir du 3ème siècle av. J.C., la cité de Rome (proclamée en 509) établit peu à peu sa domination sur la péninsule italienne. La République (du latin res publica, « chose publique ») romaine est constituée de deux groupes, les patriciens et les plébéiens. Les premiers (membres des anciennes familles de Rome) disposent de droits électoraux plus étendus et sont les seuls à pouvoir exercer le pouvoir et les fonctions religieuses. Ils ont le monopole des offices publics, les magistratures. Les seconds (principalement des agriculteurs, des artisans et des commerçants) ne disposent au début de la République d’aucun statut juridique. Ce n’est que peu à peu qu’ils acquièrent des droits politiques et obtiennent la possibilité d’accéder aux fonctions politiques, ce à condition toutefois d’être assez fortunés. Au début du 1er siècle av. J.C. le statut de citoyen en vient à être accordé à tous les alliés de Rome, ceux-ci étant dispersés sur un territoire immense et composé de cités aux degrés d’organisation politique très variés. Rome perd son statut de cité pour devenir la capitale de l’Empire. Le projet impérial s’accorde avec les thèses stoïciennes, qui se diffusent très largement dans le monde romain, (l’empereur Marc Aurèle sera lui-même un philosophe stoïcien reconnu) dans la mesure où l’Empire se présente comme une réconciliation de la « petite république » et de la cité universelle. Celui-ci signe la fin de la République, de la « chose publique », puisque le pouvoir revient tout entier aux mains de l’empereur, de celui qui pourra obtenir, comme Octave, le titre d’augustus (« au-dessus des lois ») ou d’imperator (« général »). Les droits des citoyens, à l’exception des droits privés, sont singulièrement réduits, le « droit civil » devient « droit des gens ».
À partir du 3ème siècle, l’avènement du christianisme modifie radicalement les rapports de la religion au pouvoir. L’idée d’une religion comme simple fonction de l’État s’efface peu à peu pour laisser place à une conception dans laquelle la religion n’est plus subordonnée à la politique mais s’égale à elle (ex : les rois ne sont rois que parce qu’ils ont reçu la grâce de Dieu) et constitue un élément tout aussi essentiel dans la définition des communautés. Les rapports de la politique à la religion sont néanmoins susceptibles d’êtres conflictuels. C’est pourquoi Saint Augustin, dans La cité de Dieu, présente un dualisme des pouvoirs. L’autorité papale s’exerce sur l’Église invisible, sur la société universelle et spirituelle qui suit la loi naturelle divine. L’Église visible, représentante, sur terre, de cette société des élus, reconnaît quant à elle une autorité souveraine particulière, temporelle, s’exerçant sur les hommes défigurés par le pêché et sur lesquels doit s’exercer un pouvoir contraignant. Ce dernier n’est cependant qu’un moyen au service de cette fin qu’est la vie spirituelle. La politique est subordonnée à la religion.
« Je dis d'abord que, pour les principautés tout -à fait nouvelles, le plus ou le moins de difficulté de s'y maintenir dépend du plus ou du moins d'habileté qui se trouve dans celui qui les a acquises : aussi peut-on croire que communément la difficulté ne doit pas être très grande. Il y a lieu de penser que celui qui, de simple particulier, s'est élevé au rang de prince, est un homme habile ou bien secondé par la fortune : sur quoi j'ajouterai, que moins il devra à la fortune, mieux il saura se maintenir. D'ailleurs, un tel prince n'ayant point d'autres États, est obligé de venir vivre dans son acquisition : ce qui diminue encore la difficulté. » Machiavel, Le Prince.
L’idée d’un monde gouverné par Dieu et dans lequel les régimes politiques doivent s’accorder à cette fin qu’est la vie spirituelle (la vie selon la « loi naturelle » établie par Dieu) domine le champ des réflexions sur la communauté jusqu’au 16ème siècle. C’est le très fort développement du commerce, introduisant des conflits entre les intérêts particuliers des individus (intérêts qui vont désormais des simples besoins), qui va conduire à défendre la nécessité d’un État arbitre des échanges et lui-même extérieur à ceux-ci, État sans lequel l’unité sociale serait impossible. Ce n’est donc plus selon les fins que s’oriente l’activité politique ; celle-ci vise à présent à promouvoir la poursuite des intérêts matériels. Or, ceux-ci exigent l’apparition d’un pouvoir politique autonome. C’est dans ce contexte que prend place la pensée de Machiavel.
La question principale que se pose Machiavel est la suivante : Comment est-il possible d’instaurer un nouvel État et comment est-il possible ensuite de le conserver ? Machiavel entend se défaire de toutes les idées morales et religieuses pour penser l’action politique du Prince. L’origine de l’État, en tant que prise de pouvoir, ne peut résider que dans la violence et la force. Quant au maintien de l’État, il suppose de réduire à néant toute forme d’opposition ou de résistance. On voit que si l’État a un rôle de juge, supposé indifférent aux parties, dans les conflits qui opposent ceux qui sont soumis à son pouvoir, cette indifférence ne saurait être de mise lorsque l’État lui-même est un des termes du conflit. Dans ceux-ci, il ne fait valoir que sa puissance, voire sa cruauté et sa fourberie ; il doit se faire craindre. La virtù dont fait preuve le Prince n’a rien de la vertu chrétienne en ce sens qu’elle se définit par la force, l’habileté, la capacité à s’adapter aux circonstances et à exploiter les passions des hommes. Même la religion n’échappe pas aux jeux du pouvoir ; le Prince doit savoir en faire un instrument l’aidant à s’assurer l’obéissance des hommes. La nécessité de l’État et de sa stabilité justifie les moyens amoraux mis en œuvre par le Prince ; elle justifie l’imposition d’un droit du plus fort. De manière similaire, Pascal affirme que l’obéissance est toujours raisonnable car bien que la force sans justice soit tyrannique, la justice sans force est quant à elle impuissante. L’arbitraire qui caractérise la fondation de l’État et sa perpétuation n’est pas à condamner car elle est une condition pour que l’État puisse jouer son rôle d’arbitre. La souveraineté de l’État, autrement dit son pouvoir suprême, est également l’objet des réflexions de Bodin. Le souverain commande et n’est soumis à aucun commandement ; il établit et réforme les lois et c’est loi elle-même qui dit « que le prince est absous de la puissance des lois ».
« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. » Rousseau, Du contrat social.
Les analyses précédentes du pouvoir politique, fondées sur la force, la contrainte et l’obéissance, laissent entière la question de la légitimité de ce pouvoir en ce qu’elles identifient le droit au fait, à la pratique concrète de l’autorité et de la souveraineté. C’est pourquoi des philosophes se sont attachés à fonder une théorie rationnelle de l’État qui permette, au-delà de considérations purement historiques ou factuelles, de rendre compte de son fondement. Pour Hobbes, les hommes vivant à l’état de nature possèdent tous un droit illimité sur toutes choses et en ce sens, ne cessent de s’opposer pour la possession des biens. L’homme à l’état de nature est un être achevé (au contraire de l’homme chez Aristote qui ne se réalise que dans la communauté politique) et la société ne saurait donc être une obligation pour l’homme. Elle est encore moins une reproduction nécessaire bien qu’imparfaite de la république instaurée par Dieu. L’État (sans lequel il ne saurait y avoir pour Hobbes de société) n’est donc pas imposé mais résulte du libre consentement d’individus qui décident, chacun de leur côté et en suivant ce que leur dicte la raison (une raison calculatrice, qui mesure les avantages et désavantages), de contracter un engagement par lequel ils se dessaisissent de leurs droits et le transfèrent à un tiers, une autorité souveraine (le Léviathan). Ce transfert, qui est une limitation réciproque des droits, permet à chaque homme de se prévenir du mal que les autres hommes pourraient lui infliger et à se défaire de la crainte de la mort. Le souverain seul conserve son droit naturel ; ce n’est qu’à cette condition qu’il peut jouer le rôle d’arbitre non soumis lui-même aux règles qui gouvernent les contractants. Spinoza prolonge la conception hobbesienne en lui faisant néanmoins subir des transformations importantes. D’une manière similaire à Hobbes, il pose que le droit naturel s’étend aussi loin que s’étend la puissance des individus. Mais pour lui, le transfert des droits, acte de naissance de l’État, ne suppose pas qu’un tiers soit érigé en autorité souveraine, transcendante. Il ne suppose pas non plus une décision unique et définitive, une brusque rupture avec l’état de nature, autrement dit un contrat social. En effet, le transfert ne doit pas être compris comme un dessaisissement mais comme un accord ou une composition immanente et progressive en vertu de laquelle s’opère une augmentation, une multiplication de la puissance de chaque individu. La souveraineté est la puissance collective, la puissance de tous. Si le modèle de gouvernement privilégié par Hobbes était incontestablement la monarchie, il semble que pour Spinoza, ce modèle soit la démocratie.
Dans Du Contrat social, Rousseau critique les théories contractualistes et essaie de penser autrement les fondements de l’État. L’enjeu fondamental de ses réflexions est de dévoiler les conditions requises pour que l’exercice du pouvoir politique s’accorde avec la liberté. Rousseau se place dans la situation où des hommes vivants à l’état de nature (état qu’il pense, au contraire de Hobbes, comme un état d’innocence et de bonté) se retrouve contraint de se réunir, d’allier leurs forces et leurs volontés. Ces hommes devront, par convention, confier à une volonté unique le soin d’établir les règles de leur vie en commun. Cette convention ne peut reposer sur la soumission ; au contraire elle doit s’accorder avec la libre volonté des individus et viser ce qu’ils considèrent comme des biens. En ce sens, la volonté unique ne peut être qu’une volonté générale qui n’est pas pour l’individu une volonté étrangère mais sa propre volonté en tant qu’il est une partie de ce corps collectif, de ce moi commun qu’est le souverain. La volonté générale n’est pas la volonté d’une majorité d’hommes ; elle n’est pas non plus une somme des volontés individuelles (ce que Rousseau appelle la volonté de tous) mais une et commune à tous. Ce n’est que par un acte d’association formant une telle volonté générale que la collectivité peut se prévenir de l’oppression et de l’injustice.
« Si on confond l’État avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de la propriété et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu’il est facultatif d’être membre d’un État. Mais sa relation à l’individu est tout autre ; s’il est l’esprit objectif, alors l’individu lui-même n’a d’objectivité, de vérité et de moralité que s’il en est un membre. L’association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but, et la destination des individus est de mener une vie collective ; et leur autre satisfaction, leurs activités et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat. » Hegel, Principes de la philosophie du droit.
Les conceptions précédemment évoquées des fondements et de la légitimité de l’État oublient une dimension essentielle de ces derniers, à savoir leur dimension historique. Les États naissent dans des contextes spécifiques, ils se développent selon des rythmes qui leur sont propres, ils s’éteignent dans des conditions variées. La question des fondements risque même de masquer l’origine concrète de l’État, les intérêts qui président à sa création, les rapports de forces et les guerres desquels il émane. Tel est le projet de Hegel de rendre compte de la forme de l’État comme d’une totalité et non simplement comme d’un instrument requis par la société pour assurer sa survie. Pour Hegel, la « société civile » se distingue radicalement de l’État. La première désigne la sphère des besoins, des échanges, du travail ; chacun y poursuit des intérêts particuliers. Le second au contraire est principe d’universalité et se fonde sur des intérêts collectifs. L’État ne peut avoir pour fin dernière de régler la vie de la « société civile », autrement dit de faire respecter les droits privés et les libertés individuelles. Si l’État arbitre et règle les conflits et oppositions, c’est en vue d’une unité supérieure. D’une certaine manière, l’État a une priorité sur l’individu dans la mesure où il incarne l’ « esprit objectif » qui seul permet à l’homme de s’élever à la vérité et à la vie éthique. En effet, les individus tendent à un dépassement de la subjectivité et visent l’objectivité, l’universalité, source de la seule satisfaction véritable.
« C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif, à prendre en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens dans chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que liens existants du sang, langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts ; et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier, comme nous le développerons plus loin, les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se différencient dans tout groupement de ce genre et dont l’une domine l’autre » Marx et Engels, l’Idéologie allemande.
Marx émet une critique radicale des conceptions de l’État de droit car celles-ci posent toutes l’État comme séparé de la société et transcendant celle-ci. C’est cette transcendance, on l’a vu, qui permet à l’État de jouer le rôle d’arbitre « désintéressé » des conflits. Pour que l’État puisse légitimement endosser ce rôle, pour qu’il soit légitime de lui obéir, il est donc nécessaire qu’il soit indépendant de la société sur laquelle il exerce son pouvoir et qu’il serve par conséquent l’intérêt général. Mais, affirme Marx, cela ne saurait être le cas et l’impartialité que revendique l’État n’est qu’une illusion. En effet, l’État est un acteur à part entière des conflits sociaux ; dans une société divisée en classes en raison de la division du travail, il est nécessairement au service de la classe dominante qui a par conséquent entre ses mains tous les pouvoirs (police, justice, armée) ; l’État moderne est un État bourgeois. Il faut bien comprendre que l’illusion de l’indépendance de l’État n’est pas une simple erreur qu’il s’agirait d’évacuer ; elle est au contraire commandée par la bourgeoisie elle-même pour justifier et maintenir les inégalités et injustices nées de sa domination. L’État est un voile jeté sur l’ordre social et qui institue une communauté imaginaire ; les résistances qui lui sont opposées sont ainsi jugées comme des atteintes à l’intérêt général.
L’idée de démocratie est inséparable de l’idée d’intérêt général. Il faut bien comprendre le sens de cette dernière idée car certains penseurs comme Tocqueville ont perçu un danger de la démocratie, dans la mesure où, exerçant une « sorte de pression de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun », elle menaçait les libertés individuelles. L’égalité, si chère à la démocratie, risquait pour Tocqueville de produire une uniformisation. C’est pourquoi, il préconisait le développement de libertés politiques locales, la création d’associations libres comme autant de sociétés partielles (que Rousseau rejetait car elles mettaient en question la « toute-puissance » de la volonté générale). On peut néanmoins penser que c’est le propre d’une démocratie d’accepter les différences et les résistances. Séparer le pouvoir politique de la société, c’est en même temps l’empêcher de pouvoir prétendre l’incarner dans sa totalité. En ce sens, ce serait au contraire le propre d’un pouvoir totalitaire de produire une identification de l’État et de la société, mettant nécessairement fin à toute présence de contre-pouvoirs. Plus encore, le totalitarisme exige de l’individu son dévouement intégral à l’État comme en témoignent, malheureusement, deux philosophes. Le premier, Gentile, écrit dans l’Italie fasciste : « La liberté revient uniquement pour l’individu à fondre son désir dans celui du chef de l’État : l’individu se réalise, s’épanouit lui-même dans la mesure seulement où il abdique entre les mains de l’État et s’intègre à lui ». Le second, Schmitt, écrit dans l’Allemagne nazie : « Toute activité est politique en puissance et, de ce fait, justiciable d’une décision politique ». Notons enfin qu’Arendt a remis en question l’identification courante du totalitarisme à une hypertrophie de l’État et du politique. Tout au contraire selon elle, le totalitarisme serait causé par le dépérissement du politique.
« La propriété essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s’il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social primitif en interdisant l’émergence d’un pouvoir individuel, central et séparé. » Clastres, La Société contre l’État.
Ainsi que nous l’affirmions en introduction, il existe des sociétés (les sociétés dites primitives) où le pouvoir n’est pas exercé par une entité séparée et transcendante mais par la communauté elle-même. Ce sont des sociétés sans État et même, si l’on en croit Clastres, des sociétés « contre l’État » en ce sens qu’elles s’opposent à toute transcendance du pouvoir. Clastres refuse les théories évolutionnistes du pouvoir politique. Il ne faut pas dire que les sociétés primitives n’ont pas encore découvert la forme-État mais bien plutôt qu’elles sont constituées en vue d’éviter la naissance de cette forme. L’État n’est pas une fin de la société comme le pensait Rousseau. Dans toute société s’exercent des pouvoirs, mais ceux-ci n’ont pas nécessairement à s’autonomiser, à se placer « au-dessus » du groupe social. En ce sens, les oppositions et guerres entre tribus peuvent être considérées comme des moyens de se prévenir de fusions qui conduiraient, en raison de l’accroissement de la taille du groupe, à la création d’instances de pouvoir autonomes.
Si l’État peut donc ne jamais apparaître dans une société, est-il pour autant possible qu’il disparaisse là où il est déjà institué comme organe du pouvoir politique ? La critique que Marx faisait de l’État bourgeois pourrait tout à fait conduire à répondre par l’affirmative dans la mesure où, bien que selon lui une dictature du prolétariat soit nécessaire, celle-ci ne doit être que transitoire : la société sans classe pourrait bien être une société sans État (Marx ne défend pas un socialisme d’État contrairement à ce qui a été parfois affirmé). Mais plus encore que le marxisme, c’est l’anarchisme qui a fait du rejet de l’État la priorité absolue. L’abolition de l’État doit être immédiate dans la mesure où celui ne se définit que par l’usurpation du pouvoir et les abus de la force. De plus, l’exercice du pouvoir se révèle corrupteur de la morale privée de l’homme. C’est ainsi que Bakounine peut écrire : « L’organisation de la société est toujours et partout l’unique cause des crimes commis par les hommes ». L’État doit céder la place à une communauté d’hommes libres n’obéissant qu’à leur propre volonté. On peut cependant reprocher à l’anarchisme d’être fondé sur une théorie extrêmement optimiste de la nature humaine comparable à celle de Rousseau, bien que les anarchistes ne diraient pas que c’est la société qui corrompt l’homme, (dans la mesure où ils pensent que l’humanité ne se réalise que dans l’action collective) mais seulement la société fondée sur la contrainte (imposée par l’État).
- La cité grecque : Pour Aristote, la cité est une communauté d’individus vivant sous une même constitution (politeia). La vie dans la cité est la réalisation de l’essence de l’homme en tant qu’il est un animal politique. Aristote classe les différentes constitutions selon l’attribution du pouvoir : à un seul homme, à une minorité ou à tous, et selon l’intérêt que visent de ceux qui exercent le pouvoir : leur intérêt propre (forme « déviée ») ou celui de la communauté entière (« forme droite »)
- La souveraineté et le droit du plus fort : Pour Machiavel, un État ne saurait être fondé et se maintenir que par l’exercice de la force. La réduction à néant des formes d’opposition, de résistance est une exigence. L’État doit parvenir à s’assurer l’obéissance des individus et pour cela il doit imposer le droit du plus fort.
- Les fondements de l’État : Pour Hobbes, l’État est le résultat d’un consentement (un contrat social) d’individus qui, désireux de mettre fin à la guerre de tous contre tous qui définit l’état de nature, acceptent de se défaire de leurs droits naturels et de les transférer à un souverain transcendant en ce sens qu’il établit des règles auxquelles lui-même n’est pas soumis. Rousseau refuse la position hobbesienne car elle est incompatible avec la liberté des individus. La convention par laquelle les hommes se lient doit viser les biens qu’eux-mêmes recherchent. La volonté générale n’est pas étrangère à la volonté de chacun mais n’est rien d’autre que sa volonté en tant qu’il participe au corps collectif souverain, ceci ne signifiant en aucun cas qu’elle soit la volonté de tous au sens d’une somme de volontés individuelles.
- État et société civile : Hegel refuse de faire de l’État une simple fonction, un simple instrument de préservation de la société. La société civile désigne la sphère des besoins, des échanges, du travail ; autrement dit, elle concerne les intérêts privés. L’État quant à lui est avènement de l’esprit objectif, réalisation de l’universalité à laquelle tendent les individus qui s’élèvent par là à la vérité et à la vie éthique.
- La critique marxiste de l’État : Pour Marx, il est impossible que dans une société divisée en classe, l’État puisse jouer le rôle d’arbitre impartial des conflits. Tout au contraire, l’État est l’instrument de la classe dominante et sa prétendue indépendance à l’égard des luttes sociales n’est qu’une illusion, un voile jeté sur la réalité et qui lui permet de justifier la domination, l’usurpation en instituant une communauté imaginaire.
- La Société contre l’État : Clastres affirme, dans une perspective non évolutionniste, que les sociétés primitives ne sont pas des sociétés qui n’ont pas encore découvert la forme-État mais des sociétés qui, au contraire, s’opposent à l’apparition de cette forme transcendante d’exercice du pouvoir. Le pouvoir auquel se soumet la communauté est l’œuvre de la communauté elle-même et non d’une instance qui se situerait « au-dessus » d’elle.
Arendt, Les origines du totalitarisme ; Aristote, La Politique ; Bakounine, Dieu et l’État ; Clastres, La Société contre l’État ; Hegel, Principes de la philosophie du droit ; Hobbes, Léviathan ; Machiavel, Le Prince ; Marx et Engels, l’Idéologie allemande ; Pascal, Pensées ; Platon, La République, Les Lois ; Rousseau, Du contrat social ; Saint Augustin, La Cité de Dieu ; Spinoza, Traité politique ; Tocqueville, De la démocratie en Amérique.