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La perception - Cours de philosophie

La perception

 

Les enjeux de la notion – une première définition

 

Il semblera à chacun de nous assez aisé de donner une définition de ce qu’est la perception. Ainsi, peut-on dire : la perception est le moyen par lequel nous connaissons le monde extérieur. Cette conception qui appartient au « sens commun » convient assez bien à la pensée philosophique. Cependant, elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résoud. La perception est-elle un phénomène passif, identifiable à la sensation, une pure réception intérieure des objets du monde ? Ne suppose-t-elle pas au contraire une certaine forme d’organisation, de structuration ou de sélection des données sensibles sans quoi elle ne pourrait jamais prétendre être une connaissance ? Ne parle-t-on pas de la perception comme d’un acte ?  En ce sens, la perception ne s’accompagne-t-elle pas d’une fonction d’intellection ou de jugement ? Et si tel est le cas, cette fonction est-elle son œuvre propre ou suppose-t-elle l’intervention d’une autre entité, entendement ou raison ? Toutes ces questions peuvent semble-t-il se ramener à la question suivante : en quoi la perception est-elle un phénomène original qui se situe entre la sensation et la pensée réflexive sans se confondre avec ceux-ci ? Insistons enfin sur ce point que le terme « perception » désigne aussi bien l’objet perçu, le « quoi » de la perception que l’ « acte », l’événement, le moyen, le « comment » de la perception. Ne doit-on pas penser que loin d’être un défaut du langage, cette double signification est essentielle à sa perception ? Un aperçu sur les différentes conceptions de la perception dans l’histoire de la philosophie nous permettra d’éclaircir ces questions.

 

La philosophie antique – critique de la perception

 

« Socrate : Nous avons demandé si quelqu’un qui a appris une chose et s’en souvient ne la sait pas, et, après avoir montré que celui qui a vu et ferme les yeux se souvient, mais ne voit pas, nous avons prouvé qu’il ne sait pas, tout en se souvenant, et déclaré qu’il y a là une impossibilité. Et voilà comment nous avons réduit à rien le mythe de Protagoras et, du même coup, le tien, qui confond la science avec la sensation. » Platon, Théétète.

 

            Considérons en premier lieu le Théétète de Platon. Dans ce dialogue, Platon cherche à définir ce qu’est le savoir (épistémè). Pour cela il propose successivement plusieurs définitions qui vont être mises à l’épreuve. C’est la première d’entre elles qui nous intéresse car elle identifie savoir et sensation. Notons qu’une telle thèse était celle du sophiste Protagoras et celle de Héraclite. Elle est réfutée, dans le Théétète, par Socrate qui affirme que si la connaissance reposait entièrement sur la sensation alors elle devrait partager les propriétés de cette dernière. Or, la sensation est un instantané, non pas un état qui demeure mais un événement qui s’évanouit. De plus la sensation est « mobile », instable et toujours singulière puisqu’elle est le résultat de la rencontre entre un objet extérieur et la faculté sensible de l’homme qui est passive, rencontre qui prend chaque fois une forme différente. Ainsi, la connaissance ne serait rien d’autre qu’un amas de sensations qu’il serait impossible d’organiser car ses éléments seraient incomparables les uns avec les autres. La prétention du savoir à être une norme du vrai est ainsi ruinée. C’est en ce sens qu’il faut s’arracher à la perception sensible pour accéder à la véritable connaissance.

 

            Aristote s’accorde avec Platon pour nier que la sensation égale la  connaissance. Mais il cherche cependant à démontrer la valeur d’utilité qu’elle a pour la vie. Par vie, il n’entend pas uniquement celle de l’homme mais celle de tout organisme. La sensation (aisthèsis) et le mouvement sont les deux propriétés que partagent tous les êtres vivants. La sensation donne accès au monde extérieur et à ses modifications et permet à l’organisme de s’adapter à lui et donc d’assurer sa propre survie. Dans le De l’âme, Aristote donne lieu à une véritable science du sensible, distinguant le « sensible propre » qui se rapporte à l’un des cinq sens et non aux autres, et « le sensible commun » saisi par tous les sens (ex : le mouvement). Il pose enfin l’existence d’un sixième sens, le « sens commun » qui permet l’unification des données sensibles provenant des différents organes sensitifs. D’une certaine manière, on peut dire qu’avec Aristote, la sensation devient un réel objet de connaissance même si elle n’en est toujours pas le sujet au sens où elle rendrait possible la connaissance.

 

            On peut également citer les sceptiques qui n’ont pas peu participé à la dévalorisation de la « connaissance «   sensible. En effet, ils ont établi une liste de cas qui démontrent que la perception est parfois une illusion, une erreur et qu’en ce sens nous devons éviter de nous y fier. Reprenons deux de leurs exemples : une tour carrée que nous regardons à partir d’un point éloigné nous paraît ronde ; un bâton plongé pour une part dans l’eau nous paraît tordu. L’énumération d’exemples ne permet cependant pas de répondre à la question de savoir si ces erreurs sont dues à une perception qui serait elle-même trompeuse ou à un jugement qui l’accompagne. Notons pour finir que l’épicurien Lucrèce affirme qu’il est impossible de démontrer que les sens nous trompent et plus encore, l’affirmer ce serait condamner la raison qui, selon lui, est issue des sensations. 

 

La philosophie classique – perception et entendement

 

« La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l'ouie, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. » Descartes, Méditations, métaphysiques.

 

            Dans les Médiations métaphysiques, Descartes montre que la sensation n’est pas une source fiable pour la connaissance. Pour cela, il use du célèbre exemple du « morceau de cire ». Au départ celui-ci présente un certain ensemble de qualités sensibles : il est dur, froid, a une odeur de fleurs, rend un son particulier lorsqu’on le frappe etc. Mais supposons que l’on approche ce morceau de cire du feu, alors l’ensemble de ces qualités disparaissent et sont remplacées par d’autres. Mais on ne dit pas pour autant que cette chose qui est présente devant moi est autre chose que la cire que je percevais auparavant. C’est bien la même cire qui est là avant et après son exposition au feu donc ce n’est pas ce que j’ai perçu à l’aide des sens qui peut expliquer ce qu’est la cire. Mais l’imagination, qui conçoit les variations d’une chose, ne le peut pas plus car ces variations sont infinies. Seul l’entendement le peut. C’est ainsi que Descartes en vient à considérer la perception non plus comme une « vision » mais comme « une inspection de l’esprit ». La perception est donc un acte d’intellection, produisant une idée qui peut être « imparfaite et confuse » ou « claire et distincte ». Dans ce dernier cas, il y a identification de la perception et de la vérité. Les successeurs de Descartes (Spinoza, Leibniz, etc.) adopteront à leur tour cette conception de la perception comme idée. On la retrouve encore au début du 20ème siècle chez Alain, qui fait de la perception une « fonction d’entendement ».

 

            Le problème de la perception a bien été au centre des préoccupations de la philosophie classique sur l’origine de la connaissance, comme en témoigne le très célèbre « problème de Molyneux » qui se présente ainsi : supposons qu’un aveugle de naissance auquel on a appris à distinguer par le toucher un cube et un globe du même métal et de taille équivalente, retrouve le sens de la vue. Saura-t-il distinguer par celui-ci seulement les deux objets qu’ils distinguait par le toucher ? Il ne s’agit pas ici d’étudier les réponses qui ont été données à cette question, celle-ci ayant occupée les plus grands esprits de l’époque (de Locke à Diderot). On peut toutefois signaler que la réponse fut le plus souvent négative. Notons de plus que l’enjeu en était l’évaluation des pouvoirs du sens de la vue, souvent considérée comme sens primordial, par rapport aux autres sens. Citons enfin la pensée de Berkeley qui pousse à l’extrême les pouvoirs de la perception en affirmant que le monde extérieur n’est qu’une construction à partir des impressions sensibles. Une chose, ce n’est donc que la réunion, par l’intelligence, de diverses sensations sous un même nom. Ainsi écrit-il « être, c’est être perçu », de telle manière qu’il n’y a rien d’existant en dehors de ce qui est perçu (percipi). D’une certaine manière, la chaise sur laquelle je suis assis n’existe plus dès que j’ai quitté la pièce. Cette doctrine est appelée immatérialisme.

 

La philosophie moderne – vers un primat de la perception

 

« Chaque perception est muable et seulement probable; si l'on veut ce n'est qu'une opinion ; mais ce qui ne l'est pas, ce que chaque perception, même fausse, vérifie, c'est l'appartenance de chaque expérience au même monde, leur égal pouvoir de le manifester, à titre de possibilités du même monde. » Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible.

 

            Venons en à présent à Kant qui sépare de manière radicale perception et entendement. La perception est ce qui procure une matière au concept de l’entendement, cette « union » formant l’objet sensible. La perception est ce qui représente la réalité extérieure et celle-ci n’est même donnée que dans la perception. Kant ajoute encore ceci que la perception est une sensation qui s’applique à un objet en général et non à un objet déterminé. En ce sens, le « jugement de perception » demeure purement subjectif ; il s’oppose au « jugement d’expérience » qui est soumis à des conditions de nécessité et d’universalité. Si la perception est subjective, il faut donc ne la considérer ni comme vraie ni comme fausse car c’est l’entendement qui seul est en mesure d’émettre un jugement qui aura une valeur de vérité. Lorsque nous parlons d’illusion ou d’apparence on se réfère donc non aux perceptions mais aux méprises de l’entendement qui fait l’erreur de prendre le mode subjectif de représentation, la perception, pour un mode objectif. Évoquons à présent Nietzsche. Selon celui-ci, la perception, qu’elle soit aiguisée ou non, démontre l’inscription de l’homme dans une « ligne d’horizon » dont il ne peut s’échapper, dans un espace où il est enfermé. La vue est ainsi limitée à une certaine distance, de même que l’ouïe ou le toucher ont leurs propres limites. Les sens sont la prison de l’homme depuis laquelle il mesure les choses, les évalue sans même pouvoir savoir ce qu’il y a en dehors. La perception est toujours erreur car elle est « trop humaine ». Précisons de plus que cela ne conduit aucunement Nietzsche à lui préférer la raison ou l’entendement car ceux-ci n’en sont pas moins fixés à un point de vue particulier.

 

            La phénoménologie de Husserl va profondément renouveler les réflexions sur la perception. Jusqu’alors, celle-ci avait toujours été considérée soit comme une image, soit comme un signe des choses extérieures. Dans tous les cas elle était pensée comme représentation de la chose. Husserl affirme au contraire que la perception donne la chose « en chair et en os », dans sa présence corporelle à la différence des vécus de conscience (par exemple l’imagination) qui représentent des choses absentes. Cette conception repose sur l’intentionnalité de la conscience qui montre que celle-ci n’est aucunement un réceptacle contenant des images mais un ensemble d’actes de visée. Par exemple, la perception d’un cube n’a rien à voir avec l’imagination de ce même cube car il s’agit d’un cas à l’autre de « visées » de nature différente bien que leur objet soit le même. Husserl ajoute qu’une perception n’est jamais isolée. Nous avons un champ perceptif dans lequel s’ordonnent des séries de perceptions, ce qu’il appelle des esquisses perceptives, qui se complètent les unes les autres dans une activité de constitution du sens des choses. Sur la base des réflexions de Husserl, Merleau-Ponty cherche à démontrer le caractère premier de la perception. Celle-ci, dit-il, n’est en aucun cas la conséquence d’un arrangement de sensations mais bien plutôt une activité consistant à s’ouvrir au monde de la vie (Lebenswelt). Merleau-Ponty veut montrer que la distinction husserlienne entre l’acte de visée et l’objet visé n’est pas primitive et qu’en deçà d’elle existe une implication réciproque du sujet et de l’objet. L’expérience vécue de la perception est le lieu de cette co-appartenance de la conscience et du monde. C’est pourquoi la perception est une expérience primaire qui précède tout discours.

 

Ce qu’il faut retenir

 

-         Perception et connaissance : Chez les Grecs, la perception, identifiée à la sensation, est immédiate, instable et singulière. En ce sens, elle ne peut être source de la connaissance vraie car celle-ci suppose au contraire la permanence, l'invariabilité et l'universalité. La perception est illusion, erreur. Elle a toutefois une valeur vitale, elle est utile pour l’adaptation et la conservation des organismes vivants.

 

-         La perception comme fonction de l’entendement  : Selon Descartes, les qualités sensibles des objets n’en donnent pas la connaissance car un même objet peut demeurer alors même que ces qualités sensibles auraient disparu et auraient été remplacées (ex. : le morceau de cire soumis à la chaleur du feu). Seul l’entendement peut fournir cette connaissance. C’est pourquoi la perception est non une « vision » mais une « inspection de l’esprit », une fonction d’entendement.

 

-         Perception et existence : Pour Berkeley, l’existence d’une chose n’est rien d’autre que la perception que l’on en a : « être, c’est être perçu ». Cette doctrine est appelée immatérialisme.

 

-         Perception et jugement : Selon Kant, la perception est ce qui donne une matière au concept de l’entendement. La perception est purement subjective et en ce sens ne peut être dite ni vraie, ni fausse. Seul le jugement peut être qualifié d’apparence et il l’est lorsqu’il fait passer la représentation subjective (la perception) pour une représentation objective.

 

-         Le primat de la conscience : La phénoménologie de Husserl démontre qu’une perception n’est pas une image ou une représentation des choses extérieures mais au contraire qu’elle donne accès à celles-ci « en chair et en os ». De plus chaque perception s’inscrit dans une série d’esquisses perceptives visant à la constitution du sens de l’objet. Merleau-Ponty va plus loin encore en affirmant qu’il y a une co-appartenance (dans le « monde de la vie ») du sujet et de l’objet que dévoile l’expérience vécue de la perception. Celle-ci est donc le phénomène premier.

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Indications bibliographiques

 

Aristote, De l’âme ; Berkeley, Principes de la connaissance humaine ; Descartes, Méditations métaphysiques ; Husserl, Méditations cartésiennes ; Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future ; Locke, Essai sur l’entendement humain ; Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Le visible et l’invisible ; Nietzsche, Aurore ; Platon, Le Théétète.