Débutons en précisant que ce qui est notre thème ici c’est la religion en tant que fait psychologique, culturel, social. Il ne s’agit donc pas d’étudier comment que les philosophes se sont représentés le divin, les dieux ou Dieu, ou comment ils ont essayé d’en prouver l’existence. Il faut de plus avouer que cette tâche serait démesurée tant cette question a occupé la philosophie depuis ses origines. Même si l’on ne souscrit pas à la thèse de Heidegger selon laquelle toute la métaphysique est une onto-théologie, c’est-à-dire à la fois une ontologie (science de l’être en tant qu’être) et une théologie, on ne doit pas moins reconnaître que cette dernière a très fortement imprégné et même dirigé la pensée philosophique. Le Moyen-Âge est à ce titre particulièrement significatif. Mais il faut bien comprendre que si Dieu est posé comme principe premier de toutes les choses et fondement de la rationalité, il est très difficile d’interroger la religion comme un fait culturel car cela suppose une certaine forme d’autonomie du savoir à l’égard du fait religieux (autonomie à la formation de laquelle la science n’aura pas peu contribué). Tout au plus alors peut-on proposer une étude comparative et une histoire des religions dans lesquelles le christianisme n’est pas lui-même objet de l’étude mais la norme à l’aune de laquelle on mesure le degré de « perfection » des autres religions ; si l’on suppose que toutes les âmes humaines ont reçu un germe de la révélation, on se demandera alors comment celui-ci s’est développé ou comment au contraire il s’est corrompu (avec le polythéisme notamment). Quoi qu’il en soit on est encore bien loin de penser le fait religieux d’un point de vue extra-religieux (ce qui, faut-il le préciser, ne signifie aucunement anti-religieux). On peut penser que l’étude proprement scientifique, philosophique ou anthropologique naît au 18ème siècle, notamment avec Vico, Montesquieu, Rousseau ou encore Kant. Notre objectif ici sera de donner un bref aperçu des problèmes essentiels des réflexions ayant pris la religion comme objet, et cela en suivant non une démarche chronologique mais thématique.
« Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. L'existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c'est l'intolérance elle rentre dans les cultes que nous avons exclus. » Rousseau, Le contrat social.
Évoquons la figure de Montesquieu. Notons tout d’abord que dans L’esprit des lois, celui-ci n’explique pas les lois des pays en fonction d’une certaine providence, d’une lumière divine, etc ; autrement dit, la religion n’a pas de rôle explicatif. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir en quoi une religion peut avoir un effet positif sur la société et un tel effet n’est en aucun cas lié à la vérité dont elle est porteuse. Il faut donc distinguer la fonction sociale de la religion de sa vérité. La religion la plus vraie pourrait avoir des effets désastreux tandis qu’une religion fausse pourrait appuyer une société bien organisée. Ce qui intéresse Montesquieu, c’est donc l’adaptation, le caractère approprié ou non d’une religion à un environnement ou à une forme de gouvernement donné. Ainsi juge-t-il que le protestantisme est adapté à une république, le catholicisme à une monarchie ou encore l’islamisme au despotisme. Ajoutons que pour Montesquieu, c’est une erreur de fonder les lois sur des principes religieux car la religion vise la perfection individuelle tandis que les lois visent le bien-être de la société. Enfin, Montesquieu a également cherché à penser les conditions d’existence d’une multiplicité de religions dans un même pays. Ce dernier, dit-il, doit tolérer la présence de cette diversité mais ceci à condition que chaque religion d’une part, ne perturbe pas le fonctionnement de l’État et, d’autre part, n’entre pas en conflit avec les autres religions.
Rousseau va distinguer quant à lui religion naturelle et religion civile. La religion naturelle, que Rousseau pense sur le modèle stoïcien, repose sur trois dogmes : l’existence d’une première cause qui est origine des mouvements physiques sans lui-même être matériel; l’intelligence de cette cause qui a agi en suivant des lois ; la croyance en l’immortalité de l’âme. Rousseau ajoute que cette religion naturelle, purement individuelle ou intérieure, est suffisante à l’accomplissement de l’homme. Venons-en à présent à la religion civile. Rousseau souligne dans Le contrat social que pour être bien constitué, un État doit posséder une religion qui soit commune à l’ensemble ou du moins au plus grand nombre des citoyens. Mais si l’on observe ce qu’ont réalisé les Anciens, on remarque que la « religion nationale » ne devient finalement rien d’autre qu’une défense acharnée de la Cité avant même tout souci de conservation. Les religions nationales se définissent ainsi par leur intolérance, elles outrepassent les limites de ce que permet la morale, s’opposent aux dogmes de celles-ci et par conséquent entrent en contradiction avec la religion naturelle que tout homme porte en lui. Pour éviter ce « drame », il faudra énoncer les règles d’une religion civile : chaque citoyen fera ainsi profession de foi civile qui devra permettre d’assurer la sociabilité, l’amour de l’autre, etc.
« La religion, pour entrer en possession de son bien propre, renonce à toute prétention sur tout ce qui appartient à la métaphysique et à la morale, et restitue tout ce qu'on lui a incorporé de force. Elle ne cherche pas à déterminer et expliquer l'univers d'après sa nature à lui comme fait la métaphysique ; elle ne cherche pas à le perfectionner et l'achever par le développement de la liberté et du divin libre arbitre de l'homme ainsi que fait la morale. En son essence, elle n'est ni pensée ni action, mais contemplation intuitive et sentiment. Elle veut contempler intuitivement l'Univers ; elle veut l'épier pieusement dans ses manifestations et les actes qui lui sont propres; elle veut se laisser, dans une passivité d'enfant, saisir et envahir par ses influences directes. » Schleiermacher, Discours.
Kant oppose la religion qui recherche des faveurs, autrement dit celle qui n’est que culte, et la religion morale qui vise la bonne conduite. Dans la première, l’homme ne pense qu’à la possibilité que lui offre Dieu d’être éternellement heureux sans lui-même fournir d’effort pour devenir meilleur. La religion morale, quant à elle, prescrit une vie bonne au service des autres. L’homme qui adopte une telle religion est celui qui suit la loi morale et la société idéale, modèle des communautés existantes, est ce que Kant appelle l’ « Église invisible ». Mais il y a un penchant propre à l’homme qui le conduit à désobéir à cette loi et à ne plus obéir qu’au désir égoïste. Tel est pour Kant le « mal radical ». Se pose alors la question de savoir comment le bien peut surpasser le mal. L’acuité de cette question est d’autant plus grande que Kant a réfuté les preuves métaphysiques (ontologique, cosmologique, physico-téléologique) de l’existence de Dieu, cette existence étant indémontrable et se refusant à toute saisie théorique. C’est donc dans l’ordre de la raison pratique, c’est-à-dire de la liberté, que seul peut prendre sens la question kantienne : « Que m’est-il permis d’espérer? ».
Les philosophes romantiques ont joué un rôle majeur dans la formation de ce qu’on peut appeler une science des religions. Tel est le cas notamment de Schleiermacher qui affirme qu’il y a en l’homme une dimension religieuse spécifique. C’est que l’homme affecté par la finitude n’en a pas moins une tendance vers l’infini ; il a une conscience immédiate de cet infini qui est relation de sympathie avec l’esprit divin. À ce titre, toutes les religions ne sont que des formes singulières et historiques de la religion universelle, l’Église étant la communauté la plus universelle. Selon Schleiermacher, la religion n’est donc pas la somme des dogmes révélés mais l’expression ou la formulation progressive par l’homme du rapport qu’il entretient avec Dieu. La religion est ainsi un processus et le développement historique de l’humanité est développement de la religion : le judaïsme en reconnaissant l’unicité de Dieu aura mis en lumière le lien qui unit chaque être singulier à l’infini ; le christianisme, en dévoilant le pêché originel, aura montré de plus que le fini en l’homme résiste à l’infini, etc.
Venons-en à Bergson pour qui la religion naît au moment où l’homme se détache de l’instinct et se consacre à l’intelligence. La religion compense ce qu’a de néfaste l’intelligence qui conduit l’homme à être égoïste, à rechercher l’indépendance à l’égard de la société, etc. L’intelligence elle-même produit les mythes qui la préservent de ses propres dangers. Elle a ainsi une fonction sociale en ce qu’elle permet d’assurer, via les tabous et les interdits, la conservation d’un ordre, d’une cohésion au sein des groupes sociaux. Bergson ajoute de plus qu’il n’y a que l’homme qui soit un être religieux car il est le seul à avoir une idée de la mort et par conséquent, à avoir besoin de croire en l’immortalité. Jusqu’à présent on pensera légitimement que la religion est essentiellement défensive, protectrice. Mais cette religion, pour Bergson, n’est pas le tout de la religion. C’est seulement la religion statique à laquelle s’oppose la religion dynamique. Cette dernière est fondée sur l’amour, elle est transport de l’âme, illumination ; elle a une dimension mystique. Cette religion ne connaît pas l’inquiétude et est entièrement poussée par un élan créateur ou vital qui n’est pas plus retenu par la pesanteur du corps que par l’ordre social.
« Maintenant, quelle cause a répandu parmi les grandes nations l’idée de la divinité, a rempli d’autels les villes, et fait instituer ces cérémonies solennelles dont l’éclat se déploie de nos jours pour de grandes occasions et dans des lieux illustres ? D’où vient encore aujourd’hui chez les mortels cette terreur qui, sur toute la terre, leur fait élever de nouveaux sanctuaires aux dieux, et les pousse à les remplir en foule aux jours de fête ? Il n’est pas si difficile d’en donner la raison. » Lucrèce, De la nature
Nous affirmions en introduction que la réflexion systématique sur le fait religieux était née au 18ème siècle. D’une certaine manière, on peut nuancer cette affirmation si l’on consent à accepter que les critiques qui ont été adressées à la religion contenaient une conception du fait religieux, ne serait-ce parce qu’elles étaient nécessairement extra-religieuses. Or, on retrouve de telles critiques dans l’Antiquité grecque, chez des penseurs matérialistes, notamment dans l’épicurisme. Lucrèce se demande ainsi quelles sont les causes de l’apparition de l’idée de la divinité et par conséquent de la terreur qu’inspire cette idée et des sacrifices qu’elle exige ? C’est que l’homme, observant le système céleste, son ordre immuable, et ne pouvant en déduire les causes, a inventé des dieux pour « remplir » ces dernières. Les dieux étant ainsi posés comme fondement des phénomènes de la nature, toutes les catastrophes naturelles devaient ainsi être interprétées comme des colères divines. D’où la peur, la terreur des hommes éveillée en eux par les dieux qui s’opposent à cet état parfait qu’est l’absence de trouble. D’où les cultes, les prosternations, etc. Les dieux sont une « malédiction » pour l’humanité.
Nous pouvons évoquer brièvement Spinoza, bien qu’il n’émette pas une critique de la religion en elle-même mais de l’intolérance qu’elle peut faire naître. L’objet de ses critiques dans son Traité théologico-politique, c’est le préjugé ou superstition religieuse s’opposant à la religion naturelle. Cette superstition naît principalement de ces deux passions que sont la crainte et l’espoir des biens incertains qui sont sources du fanatisme. Or la menace réside en ceci que les puissants, les rois se servent de cette superstition pour faire taire les revendications de la libre-pensée. L’objectif de Spinoza sera alors de démontrer la véracité de cette idée selon laquelle la liberté de penser est bénéfique à l’État et donne une sécurité à la religion.
La critique de la religion (chrétienne) développée par Feuerbach est fondamentale. Pour lui, tous les prédicats, propriétés ou encore perfections qui sont attribuées à Dieu (la raison, la volonté et le cœur) sont en réalité à des propriétés de l’existence humaine. La religion une objectivation, une projection de ses propriétés sur cet objet illusoire qu’est Dieu. En transférant ses perfections, l’homme se dénigre ; il s’aliène. C’est parce que l’homme, à la différence de l’animal, ne se perçoit comme individu qu’en tant qu’il se perçoit simultanément comme appartenant à une espèce, qu’il y a religion. En effet, l’homme perçoit que ses propriétés individuelles ne sont rien par rapport aux propriétés de son espèce, qu’il est incapable de se hisser seul au vrai, au bien et à l’amour. C’est de cet écart que naît le transfert en Dieu des perfections. Marx s’intéressera de près à cette critique en lui conférant un véritable ancrage historique. La puissance de Dieu n’est que le reflet inversé de l’impuissance de l’homme dominé, asujetti par la nature et la société. C’est parce que l’homme ne parvient pas à se réaliser qu’il crée Dieu, cet « opium du peuple ».
Pour Nietzsche, l’homme est un « fabricateur de dieux ». Mais ce que critique Nietzsche avant tout c’est la morale chrétienne et platonicienne qui repose sur un refus, une négation des puissances de la vie, des pulsions, du corps, c’est-à-dire de ce qui seul est réel ; à ceci cette morale oppose le Bien en soi, les Idéaux, c’est-à-dire des illusions qui sont les symptômes d’une vie malade. Bien que Nietzsche affirme que la croyance en Dieu n’est pas près de s’éteindre parce que nous croyons encore à la grammaire et ne parvenons pas à chasser le nom de Dieu de notre langage (si cela est possible), il se fait cependant l’annonciateur de la mort de Dieu. Celle-ci a lieu lorsque toutes les valeurs s’effondrent, sont mises en doute, sont niées. C’est le stade du nihilisme, de l’absence de valeurs, celui-ci devant être dépassé par ce que Nietzsche appelle une transvaluation des valeurs, c’est-à-dire une création de nouvelles valeurs. Pour finir, ne faisons que citer le nom de Freud pour qui la mythologie, la religion n’est rien d’autre que de la psychologie projetée, extériorisée. Voici comme il définit la religion dans L’avenir d’une illusion : « une névrose obsessionnelle universelle de l’humanité ».
« Toute cette argumentation peut, en définitive, se ramener à quelques termes très simples. Elle revient à admettre que, au regard de l'opinion commune, la morale ne commence que quand commence le désintéressement, le dévouement. Mais le désintéressement n'a de sens que si le sujet auquel nous nous subordonnons a une valeur plus haute que nous, individus. Or, dans le monde de l'expérience, je ne connais qu'un sujet qui possède une réalité morale, plus riche, plus complexe que la nôtre, c'est la collectivité. je me trompe, il en est un autre qui pourrait jouer le même rôle : c'est la divinité. Entre Dieu et la société il faut choisir. je n'examinerai pas ici les raisons qui peuvent militer en faveur de l'une ou l'autre solution qui sont toutes deux cohérentes. J'ajoute qu'à mon point de vue, ce choix me laisse assez indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement. » Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse
Très nombreux sont les sociologues qui ont contribué à l’étude de la religion. Nous ne nous référerons qu’à deux d’entre eux et en premier lieu à Weber. La tâche que s’était fixé Weber était de comprendre les traits distinctifs de la société occidentale. Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il cherche à montrer qu’au contraire d’autres religions dont la pratique entraînait un refus des affaires du monde et notamment économique, le protestantisme (plus exactement le calvinisme) et son éthique puritaine ont favorisé le développement du capitalisme. Ils ont été un fort appui dans la recherche rationnelle du gain économique, qui définit le capitalisme, en assurant à un tel type d’activités « mondaines » et temporelles une signification et une valeur spirituelle et morale. Ceci ne signifie pas que les idées religieuses visaient à la formation d’un tel ordre économique mais simplement que ce dernier en est un produit dérivé. Par la suite Weber se demandera pourquoi les religions de la Chine, notamment le confucianisme, n’ont pas donné lieu au capitalisme. C’est que le confucianisme est avant tout préservation d’une position sociale, d’un accord avec le monde et qu’il vise à la perfection personnelle, à une certaine éducation, etc. Il ne connaît pas cette conception protestante (puritaine) de l’homme comme instrument de Dieu, comme son serviteur. Or c’est cette conception qui conduit à la valorisation de l’action, celle-ci étant étrangère au confucianisme.
Laissons là la conception wébérienne, dont nous avons seulement esquissé les grandes lignes, pour nous intéresser à la pensée de Durkheim, le fondateur de la sociologie des religions. S’intéressant à la division sociale du travail, il ne pouvait que remarquer que celle-ci menaçait l’unité sociale (son unité organique) et qu’un ensemble de valeurs communes était nécessaire à toute société. Il comprit alors que la religion était une forme d’ « absolutisation » des valeurs conférant à celles-ci le statut d’obligations soustraites au jugement des individus. Il définit ainsi la religion comme un système de représentations (croyances) et de pratiques collectives à l’égard des choses sacrées s’opposant aux choses profanes. Durkheim note que le propre de la religion est de poser une force extérieure, séparée, impersonnelle, prescriptive et contraignante qui n’est rien d’autre que la transfiguration de la société à laquelle appartiennent originellement ces qualificatifs. La loi divine est une traduction de la loi sociale, son renforcement, l’accroissement de son autorité. C’est donc de l’essence même de la société que dérive la religion. Enfin, Durkheim montre bien que la religion est le fait social fondamental source de tous les autres. Ainsi, c’est elle qui forme les catégories de pensée, les notions de temps ou d’espace par exemple ; c’est elle encore qui est source de l’exigence de rationalité qui conduira notamment à la naissance de la science moderne.
« Le mythe proclame l’apparition d’une nouvelle « situation » cosmique ou d’un événement primordial. C’est donc toujours le récit d’une « création » : on raconte comment quelque chose a été effectué, a commencé d’être. Voilà pourquoi le mythe est solidaire de l’ontologie : il ne parle que des réalités, de ce qui est arrivé réellement, de ce qui s’est pleinement manifesté. » Éliade, Le Sacré et le Profane.
Nous nous intéresserons pour finir à quelques notions dont la signification se lie à celle de la religion. C’est notamment le cas du mythe. Vico, philosophe du 18ème siècle, a adopté une perspective anthropologique dans son étude des productions mythiques des peuples anciens aux premiers âges de l’humanité. Il voit dans le mythe une projection de l’imagination. Les premiers liens qu’entretinrent les hommes avec le monde qui les environnait étaient d’ordre poétique. La Raison qui sera la fierté de l’occident trouve sa source dans la pensée mythique, animiste et anthropomorphe. Il est de plus impossible de juger cette dernière dont, la dimension affective est essentielle, en prenant pour critère la pensée rationnelle. Malgré cette formulation inaugurale de la question du mythe, celle-ci ne deviendra une question fondamentale de la pensée (dans une perspective qui ne se veut pas être une nouvelle mythologie) qu’avec l’ethnologie au 20ème siècle. Éliade explique ainsi que le mythe est une histoire sacrée relatant ce qui a eu lieu au commencement du temps. Les personnages qui le composent ne sont pas des humains mais des dieux ou des Héros dont les actes doivent être révélés. Cette révélation de ce qui a eu à l’origine du temps devient « vérité apodictique ». Éliade cite les paroles des Eskimos Netsilik : « C’est ainsi parce qu’il est dit que c’est ainsi ». Le mythe raconte donc toujours une création ; il relève du sacré dévoilant le monde de l’esprit. On peut également se référer à l’interprétation que Malinowski fait de la magie, distincte de la religion du point de vue des réponses apportées aux besoins vitaux. La magie est une technique de gouvernement de la nature se manifestant dans des rites ; elle vise à une action immédiate sur les forces naturelles et donc a une fonction d’utilité ; la religion quant à elle vise les valeurs qui permettront de protéger la société, d’y intégrer les individus. Les théories sur la magie sont extrêmement nombreuses en ethnologie ; il ne s’agissait ici que d’en signaler l’existence.
- Religion et gouvernement : Montesquieu pense la religion non en fonction de sa vérité ou de sa fausseté mais de son adéquation ou adaptation à une forme de gouvernement donné.
- Religion naturelle et religion civile : Pour Rousseau, la religion naturelle est la religion purement individuelle, intérieure à chaque homme. La religion civile quant à elle est une religion commune devant assurer la vie sociale, l’amour de l’autre sans tomber dans les travers de la « religion nationale » traditionnelle le plus souvent intolérante.
- La religion morale : Pour Kant, la religion n’est pas affaire de connaissance. L’existence de Dieu est indémontrable spéculativement. La religion est nécessairement religion morale ; elle relève de la raison pratique obéissant aux lois morales.
- La conscience de Dieu : Schleiermacher pose qu’il y a en l’homme une dimension religieuse spécifique. Chaque religion n’est qu’une manifestation singulière du rapport universel à Dieu, celui-ci se concrétisant donc historiquement.
- Religion statique et religion dynamique : Selon Bergson, la religion statique est celle qui a une fonction sociale de préservation de la société à l’égard de l’égoïsme, des intérêts individuels. Elle est constituée d’interdits et de tabous. Elle s’oppose à la religion dynamique fondée sur l’amour, l’illumination, l’absence de craintes.
- Les dieux comme causes : Lucrèce affirme que c’est parce que l’homme observait des phénomènes naturels (ex : les mouvements célestes), sans parvenir à leur assigner des causes, qu’il a inventé les dieux pour jouer ce rôle de cause. Ces dieux sont une « malédiction » car ils inspirent à l’homme la terreur.
- Religion et intolérance : Spinoza émet une critique de la superstition religieuse née de deux passions : la crainte et l’espoir des biens incertains. Cette superstition est d’autant plus menaçante que les puissants s’en servent pour faire taire les revendications à la libre-pensée.
- Dieu comme projection de l’homme : Pour Feuerbach les perfections de Dieu ne sont rien d’autre que des perfections de l’espèce humaine. En projetant celles-ci, en les objectivant dans un être tout-puissant, l’homme se dénigre, s’aliène. Marx ajoute que cette toute-puissance est le reflet inversé de l’impuissance de l’homme à l’égard de la nature et de la société.
- La religion comme négation de la vie : Nietzsche affirme que la morale chrétienne (et platonicienne) en tant qu’ascétisme est un refus des puissances de la vie, un moyen de faire taire les pulsions corporelles qui constituent pourtant la seule réalité.
- Religion et structure sociale : Weber montre que la morale puritaine du protestantisme a favorisé le développement du capitalisme en mettant en valeur la recherche rationnelle du gain et les affaires du monde. Une religion comme le confucianisme, hostile à l’activité ne pouvait donner lieu à une telle organisation sociale.
- Dieu et la société : Selon Durkheim, la religion est une absolutisation des valeurs sociales. La loi divine redouble la loi sociale, lui confère un très fort pouvoir d’obligation, de contrainte. Toutes les propriétés qui sont attribuées Dieu, impersonnalité, extériorité, etc. sont en réalité des propriétés de la société.
- Mythes et magie : Vico a montré que le premier rapport que l’homme a entretenu avec la nature était un rapport poétique, reposant sur les pouvoirs de l’imagination, sur les figures mythiques. Pour Éliade, le mythe est histoire de l’origine du Temps, d’une création du réel par les dieux et Héros. Enfin, Malinowski distingue magie et religion, la première reposant sur des techniques d’action immédiate sur la nature, la seconde reposant sur des valeurs assurant la pérennité d’une organisation sociale.
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion ; Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse ; Éliade, Le Sacré et le Profane ; Feuerbach, L’essence du christianisme ; Freud, L’avenir d’une illusion ; Kant, La Religion dans les limites de la simple raison ; Lucrèce, De la Nature ; Malinowski, Magie, savoir et religion ; Montesquieu, L’esprit des lois ; Nietzsche, Le gai savoir ; Rousseau, Le contrat social, Profession de foi du vicaire savoyard ; Schleiermacher, Discours ; Spinoza, Traité théologico-politique ; Vico, La science nouvelle ; Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.