La notion de société désigne en premier lieu tout groupement d’individus, dépendant les uns des autres et agissant selon des schèmes communs. En ce sens, il est possible de parler de sociétés animales. Pourtant, le plus souvent, le terme de société désigne exclusivement les groupements humains caractérisés par leur dynamisme, leur capacité à changer, à évoluer, à se donner de nouvelles formes et de nouvelles règles, à se doter d’institutions, etc. Lorsque l’on traite de la société, il semble difficile de ne pas faire intervenir la notion d’individu. Les différentes formes de société semblent pouvoir être caractérisées par le rôle qu’y joue l’individu, par la reconnaissance dont il jouit en tant qu’être singulier, par la considération de ses intérêts particuliers, etc. Ce qui est en question, c’est donc la relation de la partie au tout de la société. On aurait ainsi, d’un côté, des sociétés individualistes reposant sur l’utilité, le bénéfice que retire chaque individu de sa participation à la vie en commun, et de l’autre côté, des sociétés qu’on pourra dire « communautaristes » (à condition de délester ce terme de toutes ses connotations péjoratives), dans lesquels le lien social est premier, précède la définition de ceux qui sont « liés », autrement dit dans lesquels la visée de l’intérêt individuel est subordonnée à celle du bien commun. Si l’on se place à présent du point de vue des théories de la société, on constatera une division analogue. En effet, lorsqu’on se pose la question de savoir ce qu’est une société, quelles en sont les conditions d’existence et les formes possibles, on peut débuter par la considération de ses constituants ultimes, les individus séparés, pour ensuite examiner la manière dont leur association fait naître la société. Mais on peut aussi considérer cette même société comme un tout dont la réduction à ses éléments ferait perdre ce qui la constitue en propre, un tout qui est bien plus que la somme de ses parties. Ces deux perspectives sur la société peuvent être respectivement qualifiées d’individualisme et de holisme. Notons enfin que le fait qu’on retrouve une scission similaire de l’individuel et du social tant dans les formes de société que dans les théories de la société nous rappelle ceci qu’il ne saurait exister d’indépendance complète entre les unes et les autres. Mais ceci nous incite également à être prudent à l’égard de la théorisation d’une telle scission en ce qu’elle est elle-même située dans un contexte historique et social.
« C’est pourquoi toute cité est un fait de nature, s’il est vrai que les premières communautés le sont elles-mêmes. Car la cité est la fin de celles-ci, et la nature d’une chose est sa fin, puisque ce qu’est chaque chose une fois qu’elle a atteint son complet développement, nous disons que c’est là la nature de la chose, aussi bien pour un homme, un cheval, ou une famille. En outre, la cause finale, la fin d’une chose, est son bien le meilleur, et la pleine suffisance est à la fois une fin et une excellent. Ces considérations montrent donc que la cité est au nombre des réalités qui existent naturellement et que l’homme est par nature un animal politique » Aristote, La politique.
Débutons avec Aristote dont on peut affirmer qu’il est le premier théoricien du fait politique, fait qu’il décrit sans ignorer la contingence qui l’affecte (à la différence de Platon qui s’était avant tout consacré dans La République à prescrire une forme idéale de cité, gouvernée par les philosophes, et réglée sur la science du Bien). Pour Aristote, les hommes se regroupent tout d’abord en famille ou foyer (lieu des relations homme/femme, maître/esclave, père/enfant) puis en village et enfin en cité, celle-ci n’étant rien d’autre que la communauté politique. Si l’analyse aristotélicienne part des constituants ultimes de la cité, de sa matière, à savoir des hommes en tant qu’individus, cela ne signifie en aucun cas que ceux-ci puisse être définis adéquatement si on les considère à l’état isolé, en tant qu’être solitaire. Que la cité ne soit pas originelle (au sens où elle présuppose des formes antécédentes de réunion des hommes) n’implique pas qu’elle ne soit pas naturelle. En effet, pour Aristote, ce qui définit la nature d’un être, ce n’est pas ce qui se dévoile originellement en lui. La nature d’un être est constituée de puissances ou de possibilités qui attendent leur réalisation. (par exemple, le langage appartient à la nature de l’homme et pourtant l’homme ne parle pas à sa naissance). La nature d’un être, c’est ce à quoi il tend. Or les formes inachevées de la réunion des hommes (foyers, villages) montrent déjà cette tendance de l’homme à la vie dans la cité. L’homme « solitaire » est incapable de pourvoir à lui seul à certains de ses besoins : pour se reproduire, l’homme doit se lier à une femme ; pour exécuter les tâches qu’il conçoit, le maître doit se lier à un esclave. Ainsi, l’homme couvre ses besoins vitaux… mais exclusivement ceux-ci. Il existe d’autres besoins qui ne peuvent être comblés que par la réunion des foyers dans des villages. Mais le village à son tour appelle son dépassement dans la cité. Seule cette dernière est en mesure d’être autarcique, c’est-à-dire de subvenir à tous ses besoins. Elle est ainsi à elle-même sa propre fin (au sens à la fois d’achèvement et de finalité). On comprend donc que, pour Aristote, ce n’est pas par contrainte que les hommes s’associent mais par nature. L’homme est un animal politique, c’est-à-dire que tant qu’il ne vit pas dans la communauté politique, c’est un être inachevé. On est très loin de Protagoras pour qui l’homme ne vivait en société que pour son intérêt particulier. Bien au-delà de celui-ci, ce que permet la cité aristotélicienne (et qu’elle est la seule à permettre), c’est la réalisation du bonheur.
On trouve également chez les stoïciens une conception selon laquelle la société est un fait naturel. Selon eux, nous participons à deux républiques : la première regroupe l’ensemble des hommes et des dieux (c’est le monde) ; la seconde, ne regroupe qu’un nombre déterminé d’hommes attachés à elle par le hasard de la naissance. Pour les stoïciens, l’homme doit vivre en conformité avec la nature et cela signifie participer pleinement au gouvernement de la cité du monde. Certes, on a là une identification de la nature et de la cité, mais cette dernière ne semble n’avoir aucune signification politique et être tout à fait étrangère à la « petite cité » dans laquelle nous vivons concrètement. Cependant, cela ne remet aucunement en cause le caractère naturel de l’association des hommes. Vivre conformément à la nature, c’est tout d’abord vivre conformément à sa propre nature. Or, il y a en tout être un instinct d’appropriation qui le pousse à suivre sa nature, à choisir ce qui lui est approprié. Le corps et ce qui permet sa conservation forment le premier cercle dans lequel est inscrit l’individu. Mais ce dernier est également inscrit dans un second cercle (plus éloigné du centre) qui enveloppent les parents, frères, femmes et enfants. Il y a ainsi une série de cercles : celui des concitoyens, celui des habitants des villes, celui des membres du même peuple, celui du genre humain tout entier. Certes la distance qui sépare l’individu de la circonférence des derniers cercles fait qu’il ignore le plus souvent ce qui le lie à tout ce qu’embrassent ces cercles. Mais vivre en conformité avec la nature, ce sera justement reconnaître cette communauté naturelle.
« La cause finale, le but, le dessein, que poursuivirent les hommes, eux qui par nature aiment la liberté et l’empire exercé sur autrui ; lorsqu’ils se sont imposé des restrictions au sein desquelles on les voit vivre dans les Républiques, c’est le souci de pourvoir à leur propre préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen : autrement dit, de s’arracher à ce misérable état de guerre qui est, je l’ai montré, la conséquence nécessaire des passions naturelles des hommes, quand il n’existe pas de pouvoir visible pour les tenir en respect, et de les lier, par la crainte des châtiments, tant à l’exécution de leurs conventions qu’à l’observation des lois de nature. » Hobbes, Léviathan.
Venons-en à présent à une conception toute différente de la société, de sa naissance comme de sa nature et de sa fonction. Cette conception trouve son point de départ dans une description de ce qu’est l’homme à l’état de nature (ou ce qu’il serait si on le considère comme une hypothèse logique ou méthodologique et non comme une réalité passée). Pour Hobbes, l’état de nature est un état d’isolement complet de l’individu. Autrui n’est présent que sous la forme d’une menace constante ; il est présent comme celui dont la puissance peut provoquer la mort ; pour parvenir à se détacher d’une telle crainte de la mort, l’individu manifeste sa propre puissance aux yeux des autres. Ce jeu de la puissance ne peut que conduire à un état de guerre perpétuelle : « l’homme est un loup pour l’homme ». À l’état de nature, chacun a un droit illimité sur toutes choses, celles-ci devenant l’enjeu de luttes incessantes ; l’égalité du droit (identifiée à la force) ne signifie rien d’autre qu’une égalité dans le droit à se nuire mutuellement. Hobbes refuse catégoriquement l’idée d’une sociabilité naturelle de l’homme. Si les hommes en viennent néanmoins à former des États, c’est seulement parce qu’en vertu d’un calcul de la raison, ils jugent que leur situation est intolérable et que dans leur intérêt particulier, il vaudrait mieux que chacun se défasse d’une partie de sa puissance et la transfère à un souverain. Telle est la source du pacte ou contrat social. L’origine de la société est ainsi purement artificielle.
Rousseau conçoit quant à lui l’état de nature comme une condition primitive de l’homme, dans laquelle il ne connaît aucune forme de vie en commun. Ce sont certains évènements fortuits, telles les catastrophes naturelles, qui conduisent à la formation des premières sociétés, à l’intérieur desquelles se développent le langage, les techniques, le travail, et les passions. C’est indissociablement la naissance d’une inégalité fondée non en nature mais sur des actes d’appropriation (usurpation) des biens par certains individus. La formation de l’État s’enracine dans cette inégalité ; l’État naît lorsque l’individu renonce à sa liberté sans limites et ce afin que tous les autres en fassent de même. Les volontés individuelles cèdent la place à la volonté générale.
« L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre commodément et à son aise ; mais la nature veut qu’il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s’en libérer sagement. Les ressorts naturels qui l’y poussent, les sources de l’insociabilité et de la résistance générale, d’où jaillissent tant de maux, mais qui en revanche provoquent aussi une nouvelle tension des forces, et par là un développement plus complet des dispositions naturelles, décèlent bien l’ordonnance d’un sage créateur, et non pas la main d’un génie malfaisant qui se serait mêlé de bâcler le magnifique ouvrage di Créateur, ou l’aurait gâté par jalousie. » Kant, Idée pour une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
Les deux parties précédentes dévoilent l’opposition entre la théorie aristotélicienne de la société et la pensée de l’état de nature du contrat social. Pour Aristote, la nature de l’homme ne pouvait être pensée en dehors de son inscription dans la cité, en dehors de ses relations à autrui, au concitoyen. L’homme « solitaire » est un homme qui n’a pas réalisé sa nature, un homme inachevé. Au contraire, la postulation d’un état de nature implique que l’homme se définisse premièrement en tant qu’individu séparé de ses semblables ; l’humanité de l’homme n’engage pas son association avec d’autres hommes en ce que cette association est contractuelle et donc artificielle. L’homme à l’état de nature est un être achevé. Au lieu de partir de la cité ou de la société pour comprendre l’individu et ses actions comme le faisait Aristote, on part de l’individu pour comprendre ce qui le conduit à créer la société. Ce n’est plus les conditions d’existence de l’homme qui définissent celui-ci ; c’est au contraire la nature de l’homme qui est l’origine de ses conditions d’existence. Il semble que l’on se trouve acculé à l’alternative suivante : ou bien la société est une disposition fondamentale de l’homme et elle est naturelle, ou bien elle s’impose à lui, elle est contrainte : il en est alors le créateur, mais c’est une création qui ne repose que sur le désir d’éviter un plus grand mal.
De telles oppositions ne sont pas cependant irrémédiables. Citons l’exemple de Spinoza qui prend lui aussi pour point de départ l’homme à l’état de nature, dont le droit est défini par la puissance, mais ce sans considérer pour autant que la société est un artifice. Certes, l’homme recherche ce qui lui est utile en propre mais s’il parvient à se libérer des passions qui le trompent sur ce qu’il lui est réellement utile, il ne pourra que reconnaître qu’ « il n’y a dans la Nature aucune chose singulière qui soit plus utile à un homme qu’un autre homme vivant conduit par la Raison ». Mais même les relations conflictuelles témoignent du fait que l’homme est toujours lié aux autres hommes. L’homme n’est peut-être pas naturellement sociable ; il n’en demeure pas moins qu’il est d’emblée socialisé. Kant pour sa part offre la possibilité de dépasser l’opposition de la nature et de la contrainte. Il pose l’insociable sociabilité de l’homme. Ce qui rend les hommes insupportables les uns aux yeux des autres, ce qui les oppose (la vanité, l’envie, etc.) est indissociablement ce qui suscite en eux le désir de se dépasser eux-mêmes, de cultiver leurs facultés et par-là même rend possible le progrès. L’homme aimerait se reposer dans la concorde, mais la nature lui prescrit la discorde qui, en lui interdisant le repos et la passivité, lui permet de poursuivre le développement de ses dispositions naturelles. C’est par le détour du mal que la société progresse.
« Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance (…) Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. (…) Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » Smith, Enquête sur la nature et les cause de la richesse des nations.
La société peut également être définie non plus d’un point de vue exclusivement politique mais économique, depuis l’axe des échanges. L’objet n’est plus alors l’État mais la société civile. Certes, pour Aristote, le domaine de l’économie ne pouvait en aucun cas prétendre à former un corps social. On sait que le mot « économie » vient du grec « oikos » qui signifie famille ou foyer. Cette communauté domestique relève de ce qu’on appellerait aujourd’hui la sphère du privé. Il en va tout autrement depuis quelques siècles ; l’économie a une fonction politique éminente et l’expression d’économie politique en est un indice.
Pour Smith, ce qui est le propre d’une société humaine, c’est l’échange des biens tandis que l’animal ne connaît que la force et la plainte. L’homme ne peut que produire et échanger des biens dans la mesure où, à la différence de l’animal, il ne saurait assurer seul la conservation de sa vie. Mais dans une telle société des échanges, chacun ne vise que son utilité propre, son intérêt égoïste ; il ne recherche qu’un profit dont il pourra jouir seul. Tous les sentiments altruistes sont bannis ou plutôt ils sont inutiles, ils ne définissent en rien le mode de fonctionnement de cette société. Mais comment alors peut-on continuer à parler de « société » ? Pourquoi ne s’effondre-t-elle pas étant donné qu’elle est fondée sur des actes égoïstes ? La réponse de Smith est décisive : la société des échanges assure mieux l’intérêt collectif qu’une société fondée sur l’altruisme. Elle fait donc beaucoup plus que présenter les réquisits minimaux d’une société ; elle en est la forme optimale. C’est ici qu’intervient la main invisible qui fait que la somme des intérêts particuliers se transforme en intérêt général. La concurrence assure l’association.
Cette conception libérale, Marx entreprend d’en saper les fondements. Il est illusoire de penser que la société forme un tout indifférencié. Au contraire, elle est divisée en classes sociales dont les intérêts sont opposés. La société est conflictuelle (cela est manifeste dans la société capitaliste dans laquelle s’opposent les propriétaires des moyens de production et les travailleurs). C’est ce que Hegel disait déjà de la « société civile » : la somme des égoïsmes ne peut donner lieu à l’unité (il voyait alors dans l’État une unité supérieure dépassant les confrontations individuelles). Terminons ici en soulignant que Marx n’a cessé d’affirmer la nature sociale de l’homme. Celui-ci ne peut être défini en dehors de son rapport aux autres, de son travail, etc. « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »
« La décomposition de l’humanité en individus proprement dits ne constitue qu’une analyse anarchique, autant irrationnelle qu’immorale, qui tend à dissoudre l’existence sociale au lieu de l’expliquer, puisqu’elle ne devient applicable que quand l’association cesse. Elle est aussi vicieuse en sociologie que le serait, en biologie, la décomposition chimique de l’individu lui-même en molécules irréductibles, dont la séparation n’a jamais lieu pendant la vie. (…) Suivant un principe philosophique posé, depuis longtemps, par mon ouvrage fondamental, un système quelconque ne peut être formé que d’éléments semblables à lui et seulement moindres. Une société n’est donc pas plus décomposables en individus qu’une surface géométrique ne l’est en lignes ou une lignes en points. » Comte, Système de politique positive.
Comte, que l’on peut considérer comme le fondateur de la sociologie, pense que la société forme une totalité organique dont on ne saurait rendre compte à partir de ces éléments, les individus. Plus encore, l’individu est inséparable de cette totalité qui le précède, le dépasse, lui fournit ses conditions d’existence, de telle manière qu’en dehors d’elle il n’est qu’une abstraction. Le fait social est irréductible ; la sociologie devra être une discipline qui classe et explique le fonctionnement des différents types de société.
Il est impossible ici de donner un aperçu adéquat sur la pensée sociologique. Contentons-nous de relever une distinction qui a joué un rôle important dans le développement des sciences sociales. Pour Tönnies, les groupes sociaux se différencient selon la volonté qui ordonnent les rapports entre leurs membres. Lorsque la volonté naturelle est première, lorsque prédominent les liens familiaux, amicaux, ou de voisinage, on est alors présence de la Gemeinschaft, de la communauté. Lorsqu’au contraire c’est la volonté rationnelle qui est première, lorsque le lien social repose sur le calcul permettant d’adapter des moyens à des fins, on est en présence de la Gesellschaft, de la société (de marché). Tönnies fournit ainsi une forme scientifique à des idées ou intuitions qui parcouraient la pensée allemande depuis le romantisme qui opposait aux intérêts individuels régissant la société, l’unité sociale de la communauté. La société est un groupe d’individus qui ne partagent pas d’objectifs communs mais trouvent dans leur association les moyens de poursuivre des objectifs individuels tandis que la communauté unifie le rapport au monde qu’entretiennent ses membres, leur confère une vision commune.
Durkheim fonde une typologie des sociétés qui sans recouper celle de Tönnies ne lui est néanmoins pas tout à fait étrangère. Il s’agit pour lui de relever les différents types de solidarité qui gouvernent les sociétés. Il faut opposer dit-il la solidarité mécanique à la solidarité organique. La solidarité mécanique est à l’œuvre lorsque les règles, les valeurs et les activités sont les mêmes pour tous les individus, à quelques exceptions près. Le lien social y est alors très fort et la considération de l’individu quasi inexistante. La solidarité organique est à l’œuvre dans les sociétés qui connaissent une forte division du travail, sociétés dans lesquelles les activités des individus sont diverses et complémentaires. Le lien social réside alors dans cette nécessité qu’a chacun du travail de l’autre pour exécuter le sien propre. Pour Durkheim, l’évolution des sociétés consiste dans un passage progressif de la solidarité mécanique à la solidarité organique.
La distinction entre société close et société ouverte fut d’une certaine manière un « lieu commun » de la pensée du 20ème siècle. Plutôt que de tenter d’exposer le noyau commun aux différentes formulations de cette distinction, il sera plus utile de présenter la pensée de deux philosophes, Bergson et Popper. Pour Bergson, la société close est la société qui développe les dispositions naturelles de l’homme ; les individus y participent comme les cellules participent à un organisme. Une telle société a des règles intangibles, des traditions inaliénables qui interdisent toute nouveauté. Son principe d’organisation est hiérarchique, il repose sur des rapports de commandement et d’obéissance. La société close vise avant tout à sa propre conservation et celle-ci suppose la défense à l’égard de l’extérieur, la guerre contre les voisins, etc. Le tableau dressé par Bergson est « pessimiste » et il l’est d’autant plus que la société close est naturelle et qu’on voit mal comment pourrait s’y substituer un autre type de société. Cependant, Bergson constate qu’il existe des sociétés qui peu à peu substituent à la clôture l’ouverture, au caractère statique un caractère dynamique. Un tel mouvement est selon lui initié par l’action de grands hommes qui arrachent leur congénère à leur immobilisme. L’action est bien le moteur de la société ouverte dans la mesure où elle est refus du pur calcul visant la conservation (une répétition du même) et création d’une situation nouvelle. Elle ouvre la possibilité d’une morale ouverte qui exige un effort, une mobilité pour résister aux instincts qui ne peuvent cesser de tendre à un retour à la société close.
Popper va lui aussi se livrer à une défense de la société ouverte. Il s’appuie pour cela sur son travail épistémologique et notamment sur la thèse selon laquelle une théorie scientifique est une théorie qui accepte de se soumettre à des tests de falsification ou réfutation par l’expérience (à la différence du marxisme et de la psychanalyse qui se refusent à tout contrôle par l’expérience). La connaissance scientifique est ainsi un symbole de la société ouverte et de ses valeurs en ce sens qu’elle est « ouverte » au débat et à la discussion et ne craint pas d’être modifié, amélioré, etc. Défendant une position libérale, Popper s’oppose au marxisme, dans la mesure où celui-ci, affirmant l’unicité et l’absoluité d’un certain savoir, ne peut que favoriser une société close, et même totalitaire. D’une manière similaire, le philosophe-roi de la République de Platon, homme possédant l’unique savoir véritable (et immuable) et gouvernant en ne suivant que celui-ci, interdit irrémédiablement le jeu (discussion, débat, etc.) nécessaire à toute société ouverte.
- L’homme, animal politique : Pour Aristote, l’homme est un animal politique. Autrement dit, la société ou cité n’est que le développement des dispositions naturelles de l’homme. La famille et le village subviennent à certains besoins de l’homme, mais il n’y a que dans la cité que l’autarcie est atteinte. L’homme, à l’état isolé ne serait qu’un être inachevé, n’ayant pas réalisé ses possibilités.
- État de nature et contrat social : Le point de départ de Hobbes, pour penser la société et l’État, est l’individu à l’état de nature. Cet individu est isolé et en perpétuel conflit avec les autres ; leurs rapports ne sont que des rapports de puissance ; leur égalité est une égalité dans la capacité à se nuire. La formation de la société repose sur un calcul (égoïste) de la raison qui pousse les individus à reconnaître que la soumission à une autorité commune serait un moindre mal.
- La société : nature ou contrainte : On voit bien ce qui distingue les deux modèles présentés ci-dessus. Dans le premier, la cité accomplit la nature de l’homme si bien que celui-ci ne saurait se définir en dehors de ses conditions d’existence dans la société. Dans le second, le choix du contrat social est le choix que fait un individu, déjà achevé à l’état de nature, de ses propres conditions d’existence. La société est alors une contrainte (puisqu’elle est soumission à un souverain) mais elle libère de la crainte de la mort. La pensée de Kant est une tentative pour dépasser l’opposition de la nature et de la contrainte. L’homme se caractérise par son insociable sociabilité. Certes les hommes s’opposent et se nuisent, mais cette discorde est ce qui, par un détour, oblige à l’homme à refuser la passivité et à développer ses facultés naturelles. Le progrès suppose le conflit.
- Sociétés et échanges : Smith pense que ce qui différencie la société humaine des sociétés animales, c’est qu’elle est organisée autour de l’échange des biens. Dans une telle société, chaque acteur ne fait que poursuivre son intérêt propre. Smith affirme que l’égoïsme est plus à même d’assurer l’intérêt commun que les sentiments altruistes. En effet, il existe une main invisible par laquelle la somme des intérêts particuliers devient intérêt général. Marx fustige la conception libérale en ce qu’elle pose l’unité de la société et méconnaît les rapports de force qui s’exercent entre les classes sociales. Ajoutons que pour Marx la nature de l’homme est sociale.
- Société et communauté : Tönnies distingue la communauté de la société. Dans la communauté prédominent les liens familiaux, amicaux, de voisinage, etc. La communauté est traversée par des intérêts et des valeurs communes. Dans la société, le lien social repose sur le calcul rationnel permettant l’adaptation des moyens aux fins ; les objectifs individuels occupent le devant de la scène.
- Société close et société ouverte : Pour Bergson, la société close est la société naturelle de l’homme. Y règnent des règles intangibles qui visent avant tout à la conservation (et donc à la répétition) et à la protection à l’égard de l’extérieur. Toute nouveauté est interdite. Une société ouverte est néanmoins rendu possible par l’action des grands hommes, action qui est création de situations nouvelles. Pour Popper, la société ouverte est celle qui laisse une place à la discussion, au débat, à la réfutation des idées, celle dans laquelle aucun savoir ou opinion ne peut prétendre à l’exclusivité et à l’ « intouchabilité ».
Aristote, La Politique ; Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion ; Comte, Système de politique positive ; Durkheim, De la division du travail social ; Hobbes, Léviathan ; Kant, Idée pour une histoire universelle du point de vue cosmopolitique ; Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques – II Les stoïciens ; Marx, Thèses sur Feuerbach ; Popper, La société ouverte et ses ennemis ; Rousseau, Du contrat social ; Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations ; Spinoza, Éthique ; Tönnies, Communauté et société.