s'il n'y avait pas l'art parlerait-on de la beauté de la nature ?
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Un début de problématisation ...
S’il n’y avait pas l’art, parlerait-on de la
beauté de la nature ?
A LIRE :
La nature est-elle une œuvre d’art ?
Spontanément, les
hommes sont panthéistes, alliés aux forces naturelles, reliés au
corps immortel de l'espèce. En dehors de cette alliance, la nature existe-t-elle ?
Quiconque pense à cette nature désirée, inconnue, éprouve des doutes. Est-elle le milieu qui nous environne, fait-elle partie des réalités déterminées depuis l'origine, ou bien autre chose encore ? Pour s'élever au dessus de ces doutes, reconnaissons que la nature est à notre espèce ce qu'une communauté est à un individu : son
corps immortel. La
raison ? Sans l'attrait d'une durée prolongée, la promesse d'un ordre continu, les
hommes n'auraient eu aucune
volonté de créer les choses, ni même de les connaitre. Ils auraient été entrainés à croire que leur
existence est tout simplement la trace d'un hasard, eux-mêmes ne comptant pour rien à l'instar d'une force quelconque de la matière, si grande soit-elle. Il fallait donc que leur
existence fût assurée en tant que partie d'un ensemble parachevé. Ce pourquoi Aristote dit : K La nature garantit à l'espèce l'immortalité par retour périodique, mais ne peut la garantir à l'individu. •
Cela étant, on peut supposer que, après avoir triomphé des contingences de la survie, notre espèce a voulu s'assurer un plus de
vie » afin d'éviter la solitude, et donner un sens nécessaire à son action sans causer du tort à aucune créature. De même que les rivières, en coulant, confluent avec d'autres rivières, notre espèce a noué alliance avec d'autres espèces, puis avec les forces de la
matière afin d'établir un règne commun. Restons-en à cette intuition évidente, en premier lieu parce que, en dehors de cette alliance et avant elle, la nature n'existe pas ; en second lieu parce que, si l'homme en est absent, elle, invisible, n'est qu'atomes et vide. Héraclite, qui s'est avisé le premier qu'il fallait expliquer cette invisibilité, n'a pas hésité à formuler ce qu'affirme la
philosophie de tous les
temps : « La nature aime à se cacher. » En attente de notre présence qui la découvre et s'y découvre.
Spontanément, les
hommes sont panthéistes. Ils manifestent enthousiasme ou crainte en nouant alliance avec la multitude des êtres, comme si elle avait une
vie propre et constituait une valeur neuve. Ma façon abrupte de dire recouvre la difficulté d'exprimer une idée qui s'impose aujourd'hui encore, en dehors de tout jugement d'adhésion ou de refus : la
passion envers la nature. Une
passion si forte
qu'elle tient en respect la rationalité. Non pour la brider, mais pour arrêter son regard sur le chaos où elle nous plongerait si on lui fixait des points d'ancrage parmi les innombrables éléments composant l'univers. Cependant, ne supposons pas une vraie harmonie là où règnent les multiples tensions : villes bruyantes, surdimensionnées, irres¬pirables ; espèces programmées à disparaître par le calcul et la prévision. Le nom même de nature se dissimule sous les mots d'écosystème ou d'environnement.
Cette
passion en l'alliance dans la nature apparaît doublement comme
passion de l'union et comme
passion de la création. Dans la première, ce qui semble appartenir à la gnose ou à la mystique, c'est de poser une
réalité en chair et en sens dont la densité de présence exerce sur nous une emprise totale. A croire qu'elle possède en elle une vie, une matérialité lumineuse, au lieu de n'être qu'une allusion monotone à des mécanismes ou forces invisibles. Et l'homme voit, goûte, éprouve la lumière, le feu, les éléments, comme si la nature résidait en lui, macrocosme dans le microcosme. L'union qui se dévoile alors est plus près de l'homme que lui-même, acte paroxystique tel l'amour qui associe, triomphant de la haine qui dissocie. La
connaissance participe de cet acte ; savoir n'est pas une chose, aimer ou haïr toujours une autre. Ainsi les gnostiques, les mystiques, plus tard les phi¬losophes naturalistes enseignent que. lorsqu'on connaît, il faut partir de la totalité vive de la nature avant les éléments ou les forces, la saisir en tant qu'unité donnant un impetus aux parties (1). S'il n'y a rien au-delà d'elle, alors rien n'existe ni n'est nécessaire à connaître.
La
passion envers la création manifeste sa puissance et ses merveilles dans l'enfantement des individus, la génération des espèces, l'apparition des
corps innombrables dans la plénitude de l'univers. L'art éternisant est-il né de cette
passion ? Mais calculé et inspiré, l'art, plus tard la science, continue cette oeuvre de création en associant les dons de l'homme aux énergies de la matière, l'apparence de l'ordre qu'il suit à la
réalité du désordre qui l'affronte, les règles du faire au hasard de l'être. Sa fécondité se cristallise dans cette oeuvre qui allie le savoir et le faire
humains aux propriétés des forces non humaines. C'est ce qui constitue en
vérité un état de nature. Sans doute cette affirmation à laquelle j'ai consacré un livre ne laisse pas de surprendre. Et si l'on est ébranlé de voir le contraste entre artifice et nature recuit a une
illusion (2), il convient de consulter l'histoire.
Tout commence sous forme d'art, la nature d'aujourd'hui est en général l'art d'hier. Nous la connaissons, suivant l'aphorisme de Vico, parce que nous l'avons faite, ou plutôt inventée, en unissant au cours du
temps les propriétés maîtrisées par l'homme aux forces neuves de la matière, qui auparavant n'existaient pour ainsi dire pas et ne jouaient aucun rôle dans notre
histoire : forces organiques, puis mé¬caniques, puis électriques et chimiques, puis nucléaires. On les croit extérieures parce qu'on oublie leur relation minutieuse à cette
histoire que nous avons
fait passer, en quelques millénaires, d'une nature organique à une nature mécanique et de celle-ci à une nature cybernétique, non pas dévoilées du dehors mais inventées du dedans. Si chaque révolution des sciences et des arts déclenche une révolution
de notre Ă©tat de nature, il y a une histoire. Une
histoire humaine de la nature, de l'alliance des savoir-faire en nous et des forces en dehors de nous.
Si la nature n'est qu'une variété de l'art, très parfaite, elle est sans cesse en transformation. La
passion de la création, lorsqu'elle se confond avec la
passion de la
connaissance chez l'homme, exprime le
désir de se parfaire, une délivrance en somme. Mais il ne peut pas se transformer au même rythme que son oeuvre, s'arracher complètement à la nature, son
corps immortel des origines. Copernic, Darwin, Freud infligent à l'homme des blessures narcissiques en le chassant du centre du monde qu'il découvre en l'inventant, en faisant de la terre une planète, de l'homme une simple espèce, de la
conscience une extériorité de l'inconscient. Chose remarquable, on pourrait soutenir le contraire de cette intuition de Freud en suivant une intuition de Nicolas de Cuse : Copernic projette le Soleil au centre du monde, élevant la terre de l'homme, jusque-là sublunaire, parmi les
corps célestes ; Darwin nous arrache à la solitude et à l'arbitraire divin en nous hissant au sommet de l'évolution du règne animal. Et Freud, nous dévoilant que l'inconscient est notre maison, illumine les terreurs de notre conscience. Or c'est justement ce qui creuse les blessures narcissiques. Chaque pas vers l'expansion nous sépare un peu plus de cette nature initiale, de notre alliance première inscrite dans les sens, les affects, la mémoire charnelle. Façon métaphysique de dire que chaque nouvelle création pose à nouveau le problème de l'amour et de la séparation du
corps immortel de l'espèce. Jamais, avant notre siècle, cette blessure n'a paru aussi inguérissable, suscitant l'horreur à la
pensée que toute l'espèce puisse disparaitre, exterminée par les forces de la nature créée. La mort de l'immortalité, a dit Adorno. Dieu est mort, a proclamé le xixe siècle. Le nôtre surenchérit : la nature est morte. Peu importe que ce soit un sens ou un non-sens. J'ai pourtant la conviction que notre détresse d'aujourd'hui, notre insécurité devant la science, les fruits de la terre, le
corps des animaux, le contact avec les autres êtres, remonte à cet autodafé des alliances de l'univers. Restent l'éphémère et la nostalgie des
passions de la nature. L'écho de l'homme se souvenant : le a Tout me ramène en moi-méme de Novalis. S. M.
PROBLEME :
On pensera volontiers que la
beauté est l'éclat dont l'artiste veut revêtir son oeuvre : il concentre à cette fin les moyens d'une composition telle que l'unité qui s'en dégage soit irréductible, constante, admirable. Mais s'il doit y avoir du
beau dans le monde, ne doit-il pas se trouver d'abord dans la nature ? Sans doute ne savons-nous pas ordinairement voir le
beau par nous-mĂŞmes : mais que
fait l'artiste, sinon révéler une
beauté latente dans les choses, en attente de notre regard ? L'art est donc une voie détournée pour restituer aux relations de l'homme et de la nature leur complexité par-delà l'usage, la science et la technique. Nous rencontrerons le
beau naturel en un triple sens : comme
beauté de la nature, comme naturel de l'art, enfin, au-delà de l'ordre du monde et de l'ordre de l'esprit, comme mystère de l'Être.
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