La société est-elle un organisme?
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Un début de problématisation ...
exte 1. Platon, République
Aux origines de la société...
La division du travail
En vue de rechercher l'essence de la justice, les interlocuteurs choisissent de l'examiner à travers un paradigme, un exemple qui pourra servir de modèle : la cité.
(Socrate) Eh bien ! allons-y, repris-je; que par la pensée, en partant du commencement, nous constituions une
société politique. Or, ce qui la constituera, ce sera, autant qu'il me semble, l'existence en nous du besoin. — Et comment non? — Mais en
vérité il est bien sûr que le premier et le plus impérieux de nos besoins soit celui de nous procurer la nourriture en vue de notre vie. — Parfaitement sûr, oui. — Que le second maintenant soit celui de nous ménager un gite;; le troisième a rapport au vêtement et à tout ce qui est du même ordre. — C'est exact. — Voyons donc, continuai-je : comment la
société suffira-t-elle à un aménagement si considérable? ne sera-ce pas à condition que cet individu-ci soit un cultivateur celui-là un maçon, un autre un tisse¬rand ? Y joindrons-nous encore un cordonnier ou tel autre au service de ce que réclament les soins du corps? -- Absolument certes. — Ce serait donc de quatre ou cinq
hommes que se composerait la société, au moins celle qui est bornée au nécessaire le plus strict. — Evidem¬ment. Mais quoi? Chacun de ces
hommes est-il obligé, individuelle¬ment, de faire de l'ouvrage qui est le sien l'objet d'une contribution publique? ainsi le cultivateur, d'avoir, tout seul la charge de procurer des aliments à quatre hommes, de dépenser un temps, une peine qua¬druples à cette fourniture d'alimentation, et de mettre celle-ci en com¬mun avec d'autres individus? Ou bien faut-il que, sans se soucier d'eux, ce soit seulement pour lui-même qu'il produise un quart de cette alimentation dans un quart de temps, tandis que les trois autres. il en passera un à se pourvoir d'un logis, l'autre d'un vêtement, le troi¬sième de chaussures; et que, au lieu de mettre en commun avec d'au¬tres le fruit de tout le
mal qu'il se donne, il fasse plutôt à lui seul, par ses propres moyens, les choses qui sont siennes? — Eh bien, Socrate. peut-être est-ce plus facile de la première façon que celle-ci ? -- Nulle¬ment invraisemblable, par Zeus, répliquai-je. C'est une réflexion en effet que je me fais de mon côté en entendant ta réponse, que premiè¬rement chacun de nous n'est pas, de sa nature, tout Ã
fait pareil à chaque autre, mais que cette nature, au contraire, l'en distingue, et qu'à l'exécution de tâches différentes conviennent des
hommes diffé¬rents. (...) Mais en
vérité voici encore, je crois, ce qui est manifeste : quand de faire une tâche, on a laissé passer le bon moment, pour celle-ci tout est perdu. (...) En conséquence de quoi, il y a assurément, en chaque sorte de travail, accroissement et du nombre de produits. et de leur qualité, et de la facilité d'exécution, quand c'est un seul
homme qui exécute une seule tâche, en conformité avec ses aptitudes natu¬relles, au moment voulu, s'accordant le loisir d'exécuter les autres.
La Pléiade, livre 11, 369 sq., p. 914.
La méthode choisie ici est hypothétique et non historique : au lieu de se pencher sur la naissance d'une cité en particulier, en remontant dans son histoire, l'analyse envisage abstraitement les conditions de la formation sociale. Egalement loin de toute mythologie, l'analyse considère d'abord ce qu'est l'homme en lui-même, un être de besoins. L'homme ne peut pas échapper aux nécessités impérieuses que lui impose sa nature; celles-ci ne sont pas constituées par la
conscience qu'il en a, à la différence du désir. Outre cette dimension essentiellement involontaire, le besoin semble se caractériser par sa pluralité : on peut avoir un
désir ou, mieux encore, une passion, le besoin, en revanche, n'est jamais singulier; il y a, en effet, autant de besoins que de fonctions du corps.
Ce dernier caractère a une incidence
politique : comment concevoir la satisfaction de la pluralité des besoins? Faut-il envisager une division individuelle des tâches, le même individu divisant son
temps en autant de travaux qu'il y a de types de besoins ou faut-il envisager une division sociale reposant sur la spécialisation?
La deuxième solution, qui suppose une classification des travaux correspondant aux besoins, semble
devoir être retenue. L'argumentation consiste à réfuter la division individuelle du
travail en montrant son impossibilité. Cette solution ne serait en effet envisageable qu'à la condition de supposer que chacun puisse accomplir toutes les tâches qui lui sont nécessaires, ce qui est fort douteux pour deux raisons : tout d'abord, l'inégalité de
fait des aptitudes et des compétences empêche l'autarcie, « chacun de nous, loin de se suffire à lui-même, a au contraire besoin d'un grand nombre de gens »; ensuite, le
travail ne fixe pas sa règle aux choses, il doit se régler sur elles : le moment favorable doit être saisi sans délai ; si donc plusieurs tâches doivent être accomplies au même moment, il faut nécessairement être plusieurs. L'égalité n'est donc pas le fondement concret de la
société : des individus égaux n'ont rien à attendre les uns des autres et ne peuvent donc former une société, tout au plus constituent-ils un attroupement. La
société véritable, la
société poli¬tique, fondée sur une complémentarité organisée des fonctions en vue du bien commun suppose interdépendance. Ainsi peut-on dire que l'individu solitaire n'est au fond qu'une vue de l'esprit, une abstraction.
Texte 2. Platon, République
Y a-t-il des cités injustes?
La
justice condition de la vraie cité
L'analyse de la
justice nous conduit à une réflexion de type
politique : comment donc penser la cité idéale ?
Et dès lors, Glaucon, nous dirons je pense, qu'un
homme est juste de la même manière qu'est précisément juste l'Etat, lui aussi. — De toute nécessité. — (...) nous n'avons pas oublié, que, au moins pour l'Etat, la
justice résultait de ceci, que chacune des trois classes dont il est formé accomplit la tâche qui est proprement la sienne. — Nous ne l'avons pas oublié, je pense ! dit-il. — On devra donc dire qu'est juste celui dont les différentes fonctions qui sont en lui accomplissent cha¬cune leur tâche. — (...) Mais n'est-ce pas à la fonction raisonnante qu'il sied de commander, en tant qu'elle est sage et que, pour l'âme tout entière, elle est une providence supérieure ? à la fonction impé¬tueuse, d'être docile et de se mettre au service de l'autre? — Hé ! entiè¬rement ! — Mais n'est-ce pas, ainsi que nous le disions, le mélange de musique et de gymnastique qui rendra concertantes ces deux fonc¬tions, tendant la vigueur de la première et lui donnant pour aliments de beaux entretiens, des connaissances, détendant la seconde en la ser¬monnant, en l'apprivoisant par l'harmonie comme par le rythme ? — Oui. ma parole ! s'écria-t-il. — Dès lors ces deux fonctions, après avoir reçu une éducation de ce genre, après avoir réellement appris quelle tâche est la leur et pourvu de cette instruction, auront le pas sur la fonction désirante, qui, en chacun de nous, est sans doute le plus gros de l'âme et ce qui, par nature, est le plus insatiable de s'enrichir ; à elles deux, elles la surveilleront pour éviter que, en se gavant des pré tendus plaisirs qui se rapportent au corps, elle ne grossisse davantage et ne se fortifie ; que, manquant, pour son compte, à l'accomplisse¬ment des tâches qui sont les siennes, elle n'entreprenne de réduire en esclavage, de gouverner les deux premières, ce qui, en
raison de son rang, ne lui sied pas ; que, en toutes choses, elle ne mette sens dessus dessous l'existence dans son ensemble.
D'après la traduction de l'édition de La Pléiade, livre IV, 441, p. 1011-1012.
Cette page contient comme une synthèse des acquis de l'argumentation de Socrate.
Au livre I, Socrate a dû affronter l'ardeur provocante de Thrasymaque faisant l'éloge de l'injustice :
« C'est la peur, non pas de commettre les actes injustes, mais d'en être la victime, qui inspire à ceux pour qui l'injustice est objet d'op¬probre l'opprobre dont ils la couvrent. Tu le vois, Socrate, il y a plus de vigueur, plus de libre dignité, plus de dignité dans l'injustice que dans la justice, quand l'injustice croît au degré convenable » (I, 344, p. 881).
Au livre II (II, 360, p. 900-902), Glaucon, faisant écho à Thrasymaque, exploite la légende du pâtre Gygès : ayant trouvé par hasard un anneau rendant invisible, il s'en serait servi pour séduire l'épouse du roi et prendre sa place ; aux yeux de Glaucon, personne ne pourrait agir avec
justice si l'impunité était garantie par un anneau magique ; nous vanterions ainsi les mérites de la
justice faute de
pouvoir la transgresser.
Par une analyse dialectique de la justice, Socrate parvient à montrer qu'il ne s'agit précisément pas d'une « notion », que l'on pourrait définir Ã
volonté : la
justice n'est pas d'abord une vue de l'esprit ; elle est une condition qui rend possible l'existence. Dès le livre I (1, 352, p. 893) cette idée apparaît, ébauchée de façon sim¬plement négative :
« C'est évidemment une propriété de cette sorte qui appartient à l'injustice, une propriété telle que, en quelque
sujet que soit née l'injus¬tice, que ce soit un Etat, ou une famille, ou une armée, ou n'importe quoi d'autre, son premier effet est de produire en ce
sujet une incapa¬cité d'être, dans son activité, cohérent avec soi-même, en
raison des dissensions, des contradictions ; de produire, en outre, une hostilité foncière aussi bien envers soi-même qu'envers son contraire, c'est-à -dire le juste. »
Texte 3. Rousseau, Du contrat social
La force légitime?
Force ne
fait pas
droit »
Les expressions comme « la loi de la force » ou « le
droit du plus fort » semblent aller de soi et sont des arguments faciles pour justifier une situation de domination. Cependant, elles ne résistent pas à une analyse rigoureuse.
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître s'il ne transforme sa force en
droit et l'obéissance en devoir. De là le
droit du plus fort ;
droit pris ironiquement en
apparence et réellement établi en principe : mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ?
La force est une puissance
physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité non de
volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui
fait droit, l'effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première suc¬cède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort.
Or qu'est-ce qu'un
droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de
droit n'ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? (...)
Convenons donc que force ne
fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.
L. I, chap. 3, PUF, coll. « Les Grands Textes », p. 69.
La force a par nature un caractère instable : le plus fort exerce sa domination aussi longtemps qu'il ne rencontre pas un plus fort que lui. Le « rapport de force » est ainsi une situation de
fait fragile : il a donc besoin de l'artifice du
droit pour dépasser cette caducité ; il doit faire croire que la soumission n'a pas pour motif la seule force
physique mais la référence à un principe de légitimité : « Il est normal que le plus fort exerce sa domina¬tion. » Non seulement je me soumets parce que je ne peux échap¬per à ce
pouvoir mais cette situation est fondée en droit. L'ex¬pression «
droit du plus fort » répond ainsi à une nécessité stratégique.
Cela ne suffit cependant pas à lui conférer un sens : on peut la prononcer mais c'est à condition de ne pas penser à ce que l'on dit. L'analyse de la signification va en démasquer l'illusion. La philoso
phie apparaît ici comme une entreprise de libération par l'analyse des concepts.
Il y a contradiction entre les termes « force » et «
droit » : ils ne peuvent donc être pensés ensemble. La force produit ses effets avec nécessité : le contraire est impossible. Céder à la force est donc un
fait inévitable et prévisible, qui est contenu dans la force comme l'échauffement dans le feu, ou plus généralement l'effet dans la cause.
La relation de droit, à l'opposé, suppose une autorisation ou une injonction — « tu peux », « tu dois » — qui peut être ou non sui¬vie d'effets : elle n'est efficace qu'en vertu de l'adhésion de la volonté. Le rapport de
droit est donc radicalement extérieur à la causalité
physique : il ne peut être jugé exclusivement en termes d'efficacité. Pour qui veut produire immanquablement son effet, la force est préférable. Il y a toujours quelque chose de rassurant dans les « opérations musclées » : elles n'attendent pas la réponse de la
liberté avec les aléas que cela implique.
A l'inverse, le rapport de
droit suppose toujours la liberté. De plus, il suppose la contingence : il ne porte jamais sur le néces¬saire ; le
droit d'être attiré par la pesanteur serait absurde, par exemple. L'exigence du
droit se
fait sentir lorsque la
réalité est menacée : il est comme la garantie idéale de ce qui doit être... et qui n'est pas. Le
droit de libre parole, par exemple, n'est jamais aussi indispensable que lorsqu'il est attaqué. Là donc où existe un rapport de force, le
droit ne peut exister en même temps. Comment un même acte pourrait-il être à la fois nécessaire et contingent, contraint et libre?
Associé au mot « force » le mot «
droit » perd donc son sens. Le raisonnement par l'absurde permet de confirmer cette conclusion.
Supposons la situation dans laquelle la force se sert de l'artifice du
droit pour durer. Le
droit a, en effet, par nature une certaine longévité : il continue d'exister en dépit des transgressions. La loi interdisant le vol, par exemple, n'est pas remise en cause par l'existence des voleurs ; c'est précisément parce qu'il existe des voleurs que l'on doit interdire le vol. Ici la loi est un énoncé qui porte sur ce qui doit être ; sa prétention n'est pas descriptive mais normative : elle ne peut donc pas être réfutée par l'existence de
faits qui lui sont contraires. La loi existe donc même si certains la transgressent : son
existence tient à l'institution et non à la
réalité factuelle. Ainsi dans le rapport de
droit une transgression impu¬nie reste une transgression, elle demeure illégale, voire illégitime. Il n'en est pas de même dans le rapport de force : l'injonction du plus fort n'a en
réalité d'autre « argument » que la force. Si donc il n'a plus les moyens de produire ses effets, les raisons de se sou¬mettre ont disparu. « Sitôt qu'on peut désobéir impunément, on le peut légitimement. » Ici l'idée d'une transgression impunie est impensable : si je peux m'opposer au plus fort, c'est qu'il n'est plus le plus fort.
Malgré les apparences, la force ne pourra jamais instaurer par elle-même un rapport de droit.
Le contrat social, fondement de la société.
[1. La
société est issue d'une convention.]
Pour Rousseau, le fondement de la
société est un pacte d'association entre individus. Cela signifie que l'individu précède la
société et que celle-ci n'a pas d'existence naturelle mais résulte d'une convention. On sait par ailleurs que pour Rousseau, l'« état de nature » est un état d'isolement, et qu'aucune sociabilité naturelle ne pousse les
hommes à s'unir.
On pourra objecter à cette idée qu'il n'y a pas d'individu sans société. Les «
sociétés » animales (l'essaim, le troupeau), sont des exemples de cette antériorité du groupe sur l'individu. Dans cette perspective, le lien social est premier sur la
conscience individuelle. Les
hommes sont habités par un
sentiment collectif; ils sont animés d'une
volonté identique, instinctivement orientée vers la conservation du groupe. Ce n'est que de manière seconde que la
conscience individuelle s'éveille en s'opposant au groupe, que la
volonté personnelle se démarque de l'instinct social. La
société n'est alors pas
pensée comme un regroupe¬ment d'individus, l'individu naît plutôt d'une différenciation au sein du groupe social.
Cette objection ne remet pas radicalement en cause la thèse de Rousseau, du moins telle qu'elle est développée dans l'extrait étudié. Et ce pour deux raisons. Quelle que puisse être son origine, une fois que la
volonté particulière est apparue, la
société ne peut plus exister que par une libre adhésion de ses membres. Si le pacte d'association n'est pas l'origine des sociétés, il est au moins la condition de leur permanence. On rapprochera cela de ce que Rousseau dit au chapitre II du livre I du Contrat social à propos de la famille : la famille est à l'origine une communauté naturelle, mais quand les enfants ont atteint un certain âge, elle ne se maintient que par convention.
Si le lien social doit être non seulement solide, mais aussi légitime, il faut qu'il soit voulu par les individus. Rousseau s'interroge sur la légitimité de la société, et en particulier sur celle des lois et du
pouvoir : comment concilier la
liberté individuelle et la dépendance sociale? On ne pourra résoudre ce problème qu'en faisant de la
société une libre création de l'individu.
Dès le moment où nous admettons la
liberté de l'individu, il ne peut y avoir de lien social solide et légitime que librement consenti. À cet égard, la
société résulte bien d'une convention. Cette remarque permet de préciser la problématique de Rousseau : son but est de concilier l'existence de la
liberté et celle de la société.
— Comment la
société peut-elle être solide alors qu'elle est composée d'individus attachés à leur indépendance? On résout ce problème en faisant du lien social un choix de liberté.
— Comment l'existence de la société, des lois et du pouvoir, peut-elle être légitime? La réponse est, là encore, dans le pacte d'association qui fonde la
société comme communauté juridique et politique. Rousseau s'interroge donc sur les principes qui rendent possible la société. Cela n'interdit pas d'envisager d'autres facteurs de cohésion sociale naturels (communauté d'origine) ou culturels (communauté d'histoire, de langue, de religion, organisation économique).
Rousseau critique de Hobbes.
La
société reposant sur une convention, il reste à préciser laquelle. Rousseau rejette la solution de Grotius. Il est tout aussi opposé à celle de Hobbes. Certes, Hobbes a bien reconnu la nécessité d'un pacte d'association, mais le peuple ne s'associe que dans l'abdication de sa
liberté au profit d'un monarque. En effet, selon Hobbes, chacun s'engage vis-à -vis de chacun en ces termes : si tu renonces à ta
liberté pour obéir aux volontés de X, moi aussi. X apparaît donc comme un arbitre extérieur à qui l'on s'en remet. Le monarque disposera d'un
pouvoir absolu puisqu'il n'est lié par aucun engagement vis-à -vis du peuple. Les volontés individuelles étant par nature conflictuelles (l'état de nature est pour Hobbes un état de guerre), elles ne peuvent se mettre d'accord sur un bien commun. Leur seule décision commune est de se soumettre à un tiers. On devine que pour Rousseau, un tel pacte d'association est absurde, puisqu'aussitôt formée, la
volonté générale se détruit. Son seul acte est son suicide. La société, n'étant ni naturelle, ni fondée sur un pacte de soumission, ni sur un pacte d'association à la manière de Hobbes, le contrat social est donc la seule solution.
À travers un texte polémique dirigé contre les partisans de l'absolutisme, Rousseau a mis en évidence le fondement véritable de la société. Cet acte premier, antérieur à l'instauration de tout régime
politique ou de tout système de lois, c'est le contrat social. Il est l'acte par lequel le peuple se
fait peuple. En affirmant ainsi que seul le peuple peut se donner à lui-même une
existence politique, Rousseau énonce le principe de la souveraineté populaire. C'est ce principe qui est à la base de notre conception moderne de la démocratie.
Texte 4. — Tocqueville, De la démocratie en Amérique
Oppression démocratique ?
« Un
pouvoir absolu prévoyant et doux »
La création d'une nouvelle
société en Amérique au milieu du xte siècle constitue un terrain d'observation privilégié des mutations politiques en Occident. Les deux fondements idéologiques de la Révolution française, l'égalité et la liberté, y apparaissent dans un rapport qui semble conflictuel : une certaine forme d'égalité nuit à la
liberté politique.
Je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain en moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux et ne les voit pas; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus d'eux s'élève un
pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puis¬sance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les
hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent. pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur
bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pour¬voit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plai¬sirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?
Livre II, 4è partie § 29, G.-F.
L'observation de tendances dominantes de la
vie politique américaine naissante conduit à un paradoxe : la démocratie n'est pas, par elle-même, l'opposé de l'oppression. Il y aurait une cer¬taine naïveté à accorder un crédit absolu à la
société démocra¬tique, croyant que, tant qu'elle existe, tout risque d'atteinte aux
libertés est écarté. Cet optimisme repose sur l'illusion qui consiste à croire que l'oppression suppose nécessairement un oppresseur et que l'absence de rébellion est toujours un consentement lucide et responsable.
La vigilance demande une analyse plus rigoureuse. Les modèles classiques de la tyrannie et du despotisme ne permettent pas d'épuiser la compréhension de toutes les formes d'atteintes aux libertés.
Ce n'est plus par un excès d'inégalité que sont menacés les
hommes de la modernité, le règne du despote sur un peuple d'es¬claves est dépassé : l'heure est à l'égalité. L'égalité de nature proclamée par le christianisme — tous les
hommes sont créés à l'image de Dieu — a été relayée par l'égalité de
droit du siècle des Lumières — tous les citoyens ont les mêmes
droits et les mêmes devoirs. L'histoire semble s'orienter désormais vers une troisième figure de l'égalité : l'égalité de fait. Les
hommes « semblables et égaux » ne se distinguent plus par leurs aptitudes ou leurs res¬sources : ils n'ont donc plus rien à attendre les uns des autres. L'éga¬lité entraîne ainsi paradoxalement la dissolution du lien social parce qu'elle anéantit la complémentarité et renvoie chacun à lui-même. Les individus n'ont plus le
sentiment de participer à un des¬sein collectif. Ils n'ont plus de « patrie » : ils ne se saisissent plus comme citoyens, ne sont pas liés par une
histoire commune. La consommation leur tient lieu d'idéal politique. Leur seule préoccu¬pation est d'accroître leur bien-être sans conflit. Pour cela, chacun a intérêt à ce que tous profitent des mêmes biens que lui-même, mais aucun n'est plus en mesure de se mettre au service d'un des¬sein commun.
Ainsi, par un accord implicite, tous abandonnent leur
liberté politique à un
pouvoir organisateur, prestataire de services à chacun. Le
pouvoir mis en place de la sorte a une capacité à modeler les actions collectives sans user de la force : il a ce privilège de prendre en charge les comportements sans rencontrer de résistance parce que chacun se complaît dans la dépendance. Il n'use pas non plus du discours : il n'a plus besoin de convaincre puisque personne ne perd de
temps dans les débats d'idées; il est acquis pour tous que le
pouvoir doit gérer la
vie de la
société pour permettre l'égalité de jouissance. Ce
pouvoir protecteur est « a-politique » : au-dessus de tout soupçon, il ne gouverne pas en vue d'une fin collective dont on pourrait débattre, il se contente de pourvoir efficacement aux besoins. Il est par conséquent inattaquable : ses buts sont partagés par tous — qui ne veut que l'on facilite ses plaisirs? —, il ne se réfère à aucune idéologie.
Cette neutralité et cette « douceur » sont cependant le moyen d'une forme de violence très réelle. Sans éclat, ce
pouvoir s'oppose à l'autonomie au moins possible de chacun : la dépendance qu'il instaure n'est pas médiatrice ; elle est à elle-même sa propre fin ; elle ne conduit vers aucune
liberté à venir. Tout au contraire, elle ôte même les moyens de s'opposer : le
pouvoir n'est pas reconnu comme tel par les individus qui forment des mondes clos ; non identi¬fié, il ne peut être ni légitimé ni contesté.
La mort du politique, la mort des idéologies, l'individualisme qui en est la source seraient donc les vraies menaces contre la liberté.
La
société et le devenir-homme de l'individu
Du
fait au droit
La société, en effet, bien que fondée sur le besoin, va nettement au-delà de la dimension physiologique. L'incapacité qu'a l'individu à satisfaire ses besoins seul transforme le besoin de l'objet en un besoin de l'autre. Il accède par là à un dépassement de son point de vue subjectif et étroitement concret (voir Platon; texte n° 2). Il se forme par héritage, par confrontation au jugement de l'autre (voir ibid.; texte n° 1). Lorsque le besoin n'est plus un besoin de l'autre, la
société a disparu au profit de troupeau : l'égalité de
fait qui pro¬duit l'individualisme met à mort la
société (voir Tocqueville ; texte n°4). C'est donc dans la relation sociale que les potentialités de l'homme se développent, que, quittant le genre bucolique, il devient effectivement ce qu'il est.
Tout se passe donc comme si la
société humaine, à la différence de la
société animale, était prise dans une dynamique ; comme si elle produisait involontairement son contraire : fondée sur une nécessité, elle conduit à des rapports de
droit ; travaillée essentielle¬ment par le jeu des passions, elle produit un accord rationnel ; mue par les seules préoccupations individuelles, elle donne lieu à une certaine harmonie (ibid.).
Elle n'aurait donc nul besoin de l'Etat, ensemble de règles qui structurent et ordonnent rationnellement.
Pourtant, dans la mesure même où elle n'est pas prédéterminée par l'instinct qui assigne sans réflexion à chaque être une place et une fonction, elle est soumise aux aléas des
passions privées : la «
société civile » telle qu'on la comprend aujourd'hui désigne pré¬cisément les activités qui ne visent pas une fin collective. Il faut donc une autorité qui dépasse les points de vue limités pour garan¬tir ce qui, par sa nature, ne peut être soumis aux parties et aux groupes de pression, la monnaie, la défense, la sécurité, par exemple.
Dette de l'individu,
pouvoir stabilisateur de la raison, tels sont les deux présupposés majeurs de la
société et de l'Etat : inadmis¬sible pour qui valorise la création de valeurs et le devenir créateur.
La société, organisme antérieur à l'individu
Le premier
fait qui s'impose à l'analyse est la
société comme système de relations liées au besoin : les «
sociétés » de savants, de philan¬thropes ou de pêcheurs, sont, en effet, des cas à part qui existent au sein d'une
société globale déjà constituée par l'incapacité de chacun à satisfaire ses propres besoins : tous n'ont pas les mêmes aptitudes ; des tâches différentes peuvent demander à être exécutées au même moment (voir Platon ; texte n° 1).
Cf texte et explication ci-dessus
Dans cette mesure, la
société est comparable à un organisme : chacun accomplit une fonction qui le dépasse très largement ; tous participent de la même
vie (voir ibid. texte n° 2). Fondée sur l'inégalité et l'interdépendance, la
société est comme un seul être dont tous sont membres. Cette métaphore reprise notamment par La Fontaine dans la fable Les membres et l'estomac a des implications pour le moins problématiques. Si, en effet, la
société est un tout, il faut conclure que le tout est supérieur aux parties, la survie de l'ensemble étant préférable à celle de quelques membres. Nous sommes en face d'un paradoxe inévitable : nécessitée comme moyen de satisfaire les besoins individuels, la
société devient une fin en elle-même. Elle serait de sa nature toujours aliénante, dépossédant l'individu de lui-même, conditionnant son
inconscient en lui inculquant les normes nécessaires au fonctionnement de l'ensemble.
L'individu au fondement de la société
La seule façon de penser la
société comme
réalité légitime serait donc de revenir à la racine : l'association. Les simples échanges, motivés par le besoin, ne constituent pas une vraie
société mais simplement un marché ou un troupeau. Tant que l'on est dans le rapport de force, la seule nécessité
physique suffit à rendre
raison du « lien » qui m'unit à l'autre : le concept de
société n'a pas sa place ici (voir Rousseau ; texte n° 3). Si le concept a un sens, il doit recouvrir un type de relation spécifique : les relations collectives fondées sur la volonté. Ce n'est en effet que dans la mesure où je reconnais en l'autre un
sujet rationnel comme moi qu'une relation réfléchie peut s'instaurer (voir Descartes. Cette relation passe alors nécessairement par la médiation de la pensée. Il y a donc un consentement explicite au fondement de la société. La question de l'origine de la
société n'est pas une simple curiosité ; elle permet d'en dévoiler l'essence : une vraie
société est inévitablement fondée sur un contrat. La
société dont nous faisons l'expérience quotidiennement ne correspond pas à son concept : nous nous sommes habitués à appeler
société un attrou¬pement, un jeu de forces chaotiques et conflictuelles.
Or le contrat social offre lui-même des difficultés internes : pour contracter, il faut s'entendre et, pour cela, se comprendre, donc avoir un
langage commun ; d'où peut-il donc venir s'il n'y a pas de
société commune antérieure? Pour contracter, il faut reconnaître l'autre comme sujet, avoir des gages de sa capacité à tenir ses pro¬messes ; comment le savoir s'il n'y pas de fréquentation au sein de la
société ? Il faudrait donc reconnaître que c'est, au fond, la
société qui forme l'individu.
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Citations sur La société est-elle un organisme? :
Il faut prendre la société au moment où elle est complète, c'est à dire capable de se défendre, et par conséquent, si petite soit-elle organisée pour la guerre -
Henri Bergson
La division du travail une fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par son travail que de quoi satisfaire une très petite partie de ses besoins... Ainsi chaque homme subsiste d'échanges ou devient une espèce de marchand et la société elle-même est proprement une société commerçante. -
A. Smith
Qu'est-ce que la société, quelle que soit sa forme? Le produit de l'action réciproque des hommes... Posez telle société civile, et vous aurez tel État politique, qui n'est que l'expression officielle de la société civile. -
Karl MARX
Plus une société est obsédée par la condition physique, plus elle est malade sous le chapeau. -
Serge Bouchard
Une société n'est forte que lorsqu'elle met la vérité sous la grande lumière du soleil. -
Emile Zola