Peut-on soutenir: "à chacun sa vérité" ?
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Un début de problématisation ...
Peut-on soutenir : « A chacun sa
vérité ? »
Attention à la formulation précise du sujet. Ne confondez pas : soutenir à chacun sa
vérité » (ou ses vérités : être d'une franchise un peu brutale) et : dire « à chacun sa
vérité »... Les guillemets signalent clairement qu'il est ici question de la locution proverbiale, qu'on cite souvent pour clore un débat.
Ce que vous savez
q L'expression « à chacun sa
vérité » est ordinairement utilisée dans un contexte précis, lorsqu'il s'agit de mettre fin à une discussion. Elle implique un désaccord, mais invite à le considérer comme normal, en le mettant sur le compte de la nécessaire diversité des points de vue. Elle se présente donc comme une maxime de tolérance.
q Pourtant, elle empêche toute continuation de la discussion, puisque, si on la prend au sérieux, tenter de convaincre revient à mépri¬ser la
vérité de l'autre, et la
volonté de dialogue devient une forme d'intolérance,
opinion tout de même difficile à soutenir.
q De plus, on ne comprend pas trop quel sens peut avoir une
vérité qui soit propre à chacun et par conséquent incommunicable. Dans le même ordre d'idées, on peut ajouter que nul n'est propriétaire de la vérité.
Enfin, dire « à chacun sa
vérité » représente évidemment une solution de facilité pour celui qui se trouve à court d'arguments, d'autant plus qu'on peut toujours y avoir recours, même lorsque de toute évidence l'on a tort. En pratique, c'est bien le plus souvent pour ne pas reconnaître sa défaite, ou pour se retenir de se fâcher contre un interlocuteur supposé de mauvaise foi, qu'on se résigne à clore la discussion par cette formule, dont la sincérité apparaît alors pour le moins douteuse.
Ce qu'il faut comprendre
Le
sujet vise une attitude mortelle pour la philosophie, qu'on peut appeler au choix relativisme ou subjectivisme. Tout effort de
pensée devient en effet inutile, si chacun est possesseur de sa
vérité et si chercher à convaincre est perçu comme une atteinte à la
liberté indivi¬duelle. Sous les apparences de la tolérance, « à chacun sa
vérité » relève donc d'une certaine forme de terrorisme intellectuel.
Il existe cependant une autre manière de prétendre empêcher de penser, plus aisément repérable, et qui est le dogmatisme, au sens où ce mot désigne la prétention de détenir la
vérité une fois pour toutes, ce qui rend là aussi toute discussion inutile. On voit aisément que le relati¬visme tire sa force de séduction de son opposition au dogmatisme. Celui-ci paraissant nettement intolérant, son contraire en « bonne » logique devrait être l'incarnation de la tolérance. Pourtant, il est encore plus difficile de discuter avec quelqu'un qui refuse de vous entendre -même au nom de la tolérance ! - qu'avec quelqu'un qui est persuadé d'avoir raison. Celui-ci, au moins, pourra condescendre à exposer ses arguments, ce qui rendra possible la présentation d'objections. Cepen¬dant, nous ne disons pas ceci pour faire préférer le dogmatisme au relativisme. Au contraire, la difficulté du
sujet est de rejeter celui-ci - ou de le dépasser, car il existe peut-être un relativisme « intelligent » - sans retomber dans celui-là .
ta Comme souvent lorsqu'il s'agit d'examiner une
opinion com¬mune, on rencontre une confusion que l'analyse doit s'efforcer de dissi¬per. La confusion ici est entre
opinion et vérité, confusion étrange, que semble-t-il personne ne fera si l'on parle d'une question scientifique, ce qui tendrait à montrer qu'à sa racine il faut tout simplement voir un refus de toute idée de vérité. C'est parce qu'il n'y aurait pas de
vérité que ce serait « à chacun sa
vérité ». Mais alors, pourquoi ne pas dire franchement les choses, et premièrement refuser d'affirmer quoi que ce soit, puisqu'il n'y aurait pas de
vérité - à l'exception de ce qui relève de la science, mais on se demande bien pourquoi - et deuxièmement, face à toute tentative inconsidérée de discuter, énoncer sentencieusement une formule plus rigoureuse que celle qui nous occupe, et qui serait : « à cha¬cun son
opinion » ?
Une référence utile
Un tel
sujet renvoie aux sophistes, que Platon présente comme les adversaires « privilégiés » de la
philosophie en général, et de son maître Socrate en particulier. Les sophistes faisaient profession de vendre leur savoir, et de nombreux disciples venaient trouver auprès d'eux un complément d'éducation. Ce savoir, c'était essentiellement la rhétorique,
art de persuader son auditoire, particulièrement utile dans une démo¬cratie directe, comme l'était Athènes à l'époque. Or, l'art de persuader en tant que tel
fait bon marché de la vérité. En effet, celui qui persuade en disant la
vérité n'accomplit pas un exploit, car la
vérité peut persuader par elle-même. En revanche, il est beaucoup plus remarquable d'obtenir l'adhésion de son auditoire en disant le faux, ou plus fort encore en défendant une idée puis son contraire. On le voit, la rhétorique est
art de l'apparence, et se soucie non du vrai, mais du vraisemblable.
Une telle pratique a engendré sa
théorie justificatrice. Les sophistes pourraient en effet passer pour des manipulateurs ou des corrupteurs, si toutefois l'on pense qu'il existe une vérité. C'est pourquoi, tout naturel¬lement, la sophistique conduit les sophistes à remettre en question l'idée même de vérité. C'est généralement à la
pensée de Protagoras, parce que nous la connaissons à travers Platon, que l'on se réfère pour expliquer ce renversement. « Telle une chose m'apparaît, telle elle est », aurait dit Protagoras. Il n'y a pas de
vérité en soi, mais seulement du point de vue de la
conscience à qui une représentation apparaît. A quoi sert-il de discuter alors, puisque la rhétorique a quand même bien pour but d'enrichir la discussion ? Le but n'est pas de déterminer la vérité, mais d'établir l'opinion la plus utile ou la plus communément admise. On le voit, une telle
pensée s'accommode à merveille du contexte démocra¬tique, tout en favorisant volontiers les puissants, ceux qui ont les moyens de faire triompher leurs opinions, c'est-à -dire leurs intérêts. L'hostilité de Platon à la démocratie trouve là sa principale explication.
Presque tous les ouvrages de Platon témoignent de cet affrontement entre la
philosophie et la sophistique, on a donc le choix si l'on veut y puiser une aide pour la réflexion sur ce sujet. Signalons toutefois que c'est dans le Théétète que la doctrine de Protagoras se trouve réfutée à l'aide d'une
démonstration toute simple, que certains trouveront peut-être simpliste mais qui n'en est pas moins valide, ce qui oblige au moins à repenser le relativisme si l'on ne veut pas l'abandonner. Cette démons¬tration consiste, selon la méthode socratique, à prendre au sérieux la thèse de l'adversaire. Admettons que Protagoras ait raison, il s'ensuit
donc que telle une chose m'apparaît, telle elle est. Or, ce qui m'apparaît à moi Socrate – puisque comme presque toujours c'est Socrate qui est le porte-parole de Platon dans ce dialogue – c'est que Protagoras a tort. Donc, il a tort, et il n'est pas
vrai que telle une chose m'apparaît, telle elle est.
Cette
démonstration met en évidence la
réalité de la contradiction, qui impose l'idée de
vérité dans la mesure où l'esprit ne peut s'y arrêter, et est en demande d'une
vérité qui puisse la lever. Si nous sommes deux à nous contredire, il est impossible que nous ayons tous deux raison, bien qu'il soit possible que nous ayons tous deux tort, et d'ailleurs on peut dire sans contradiction « à chacun son
erreur ».
Quelle stratégie adopter ?
Un tel
sujet pourrait avoir valeur de test : on peut aller jusqu'à dire qu'un élève n'a compris ce qu'était la
philosophie que s'il a compris qu'il lui appartenait, comme à tout
homme qui pense, de dépasser à la fois le dogmatisme et le relativisme. Réciproquement, un élève qui a compris cela s'est définitivement ouvert la voie, et n'a plus qu'à se livrer au plai¬sir d'apprendre et de réfléchir pour réaliser tous les progrès qu'il sou¬haite. Il est donc exclu de ne pas réfuter le relativisme, et il faut dénoncer la fausse tolérance de la maxime « à chacun sa
vérité », après bien entendu l'avoir analysée, et précisé le contexte dans lequel elle est employée.
Toutefois, il y a peut-être dans le relativisme une part de
vérité à sauver, bien qu'il semble nier toute idée de vérité. Ceci impliquerait que l'on distingue entre
opinion et point de vue. L'opinion, au sens où ce mot désigne un jugement –
vrai ou faux, peu importe – qui ne connaît pas son propre fondement, n'a pas sa place dans une
pensée véritable, sauf pour être analysée de l'extérieur. De plus, l'opinion d'autrui, dès lors que je ne la partage pas, ne présente strictement aucun intérêt pour moi, ou alors c'est plus qu'une opinion.
En revanche, un point de vue peut être adopté par tous, au moins à titre provisoire. Certes, aucun point de vue n'est absolu, et en ce sens « tout est relatif », relatif au point de vue auquel on se place, mais pour autant c'est bien une
vérité qui se laisse voir de chaque point de vue. Chaque être humain, par son individualité, est alors peut-être plus à même de valoriser tel ou tel point de vue qui corresponde à son
histoire personnelle, et ainsi à l'extrême rigueur on peut dire en ce sens « à chacun sa
vérité », ou plutôt « à chacun de manifester sa part de
vérité
selon l'éclairage particulier de son
histoire ». Toutefois, insistons bien sur l'essentiel : une telle façon de voir est admissible parce qu'elle invite à l'échange des points de vue, loin de fermer la discussion, ce qui suppose encore une fois que nul n'est propriétaire de la vérité, pas même de sa petite part de
vérité à lui, mais bien au contraire qu'il n'y a de
vrai que ce qui peut se transmettre d'un
esprit à tout autre
esprit prêt à l'accueillir. C'est en ce sens que la
vérité peut être dite universelle.
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