Quelles relations entretiennent théorie et expérience ? Cette question est l’enjeu de ce cours. Pour y répondre, il est bien entendu nécessaire de posséder une définition adéquate des termes mis en jeu ; et cela suppose de se défaire d’une opinion commune à leur égard, selon laquelle la théorie serait le résultat d’une abstraction, une construction reposant dans un ciel éthéré (un « vaisseau aérien » disait Kant de la philosophie dogmatique) et à ce titre ferait toujours l’objet d’une suspicion légitime. En ce sens, la théorie s’opposerait à l’expérience qui serait quant à elle bien enracinée dans le sol de la réalité, dans le concret, dans le « vrai », le vérifiable, etc. Il est vrai que les catégories « traditionnelles » de la philosophie, au premier rang desquelles la sensibilité et l’entendement, tendent à souligner une telle opposition entre deux modes de la connaissance que tout séparerait, la connaissance par la voie du sensible et la connaissance par la voie de l’intelligible (cette dernière étant souvent privilégiée). Cependant, nous verrons qu’avec les sciences modernes et la réflexion sur celle-ci (l’épistémologie) émergent peu à peu une conception dans laquelle le « et » de « théorie et expérience » n’a plus le sens d’une opposition (du type « abstrait et concret », « bien et mal ») mais d’une complémentarité, d’une co-détermination. La théorie pose des lois (naturelles), celles-ci n’ayant de validité qu’en tant qu’elles permettent d’expliquer l’expérience, de prévoir les phénomènes, etc. C’est à l’élucidation de cette articulation complexe entre théorie et expérience que ce cours est consacré.
« Ces jugements naturels, quoique très utiles, nous engagent souvent dans quelque erreur, en nous faisant former des jugements libres, qui s’accordent parfaitement avec eux. Car quand on juge comme l’on sent, on se trompe toujours en quelque chose, quoiqu’on ne se trompe jamais en rien, quand on juge comme l’on conçoit : parce que le corps n’instruit que pour le corps, et qu’il n’y a que Dieu qui enseigne toujours la vérité, comme je le ferai voir ailleurs » Malebranche, De la recherche de la vérité.
Débutons avec la distinction « classique » de ces deux sources de la connaissance que sont la sensibilité et l’entendement. La sensibilité est la faculté de recevoir des objets extérieurs des impressions, des sensations. Elle assure par conséquent notre contact direct avec des choses « présentes en chair et en os ». Elle reçoit d’une certaine manière les qualités ou propriétés des objets (littéralement, de ce qui se tient devant nous), celles-ci s’imprimant en nous. En ce sens, la sensibilité est une faculté réceptive, passive, qui, du point de vue de la connaissance, dévoile notre dépendance à l’égard du monde extérieur, notre finitude. L’entendement est, quant à lui, la faculté de former des concepts, de saisir ou contempler des idées, de reconnaître (position réaliste) ou construire (position nominaliste) des universaux, etc. L’entendement est ainsi proprement la faculté active. Il n’a de rapport avec la sensibilité qu’en tant qu’il a à lutter contre elle, à se détacher d’elle, à sortir du règne du sensible.
Cette tension vers la négation du sensible trouve son origine dans la conception de la sensation comme illusion. La sensation n’est pas considérée comme une source fiable pour la connaissance. Les sens nous trompent. Les philosophes se sont longtemps prêtés à l’exercice consistant à relever les erreurs des sens. Pensons par exemple à Malebranche s’intéressant à la perception visuelle (la vue étant considérée comme le sens le plus noble) de la lune. Lorsque nous percevons la lune au-dessus de nous, nous la voyons plus petite que lorsque nous la percevons au moment où elle se lève ou se couche ; c’est que dans ce deuxième cas, nous percevons entre elle et nous d’autres objets dont nous connaissons la taille et par rapport auxquels nous jugeons de celle de la lune. Or, bien évidemment, la taille de la lune est la même quelle que soit sa position dans le ciel. Si notre jugement se fie aux données des sens, alors nous tombons dans l’erreur (les sens n’ont pour Malebranche aucune fonction de connaissance ; ils ne servent qu’à la conservation de la vie). On peut également prendre l’exemple du morceau de cire de Descartes. Si nous nous fions à notre perception, nous attribuerons au morceau de cire ces qualités que sont la dureté, la froideur, etc. Mais supposons que l’on fasse fonde le morceau, ces qualités disparaissent et pourtant, c’est bien le même morceau qui est là présent sous nos yeux. Percevoir est insuffisant pour saisir l’essence de la chose. L’opposition de « sens commun » que nous avons relevé en introduction entre la théorie dite abstraite et l’expérience dite concrète est d’une certaine manière renversée en philosophie au profit de la première.
Ce soupçon porté sur les données des sens peut conduire au scepticisme selon lequel nous ne pouvons rien connaître ou ne pouvons jamais être assuré de la validité de nos connaissances, de telle manière que nous devons suspendre notre jugement. Mais il peut aussi conduire au rationalisme (c’est le cas chez Descartes et Malebranche) pour lequel la connaissance est réellement possible, à condition qu’elle procède de la raison ou de l’entendement. À ce rationalisme va s’opposer au 17ème et 18ème siècles, l’empirisme (Locke, Hume, etc.) selon lequel la seule source possible de la connaissance est l’expérience. Locke affirme ainsi que l’esprit est l’origine est une tabula rasa, une tablette sur laquelle rien n’est gravée et qui attend de recevoir les impressions des sens. Locke s’oppose ainsi très fortement aux idées innées postulées par Descartes. L’affrontement entre rationalisme et empirisme semble ainsi entériner l’opposition entre entendement et sensibilité. Mais par là même il ne fera que rendre plus nécessaire leur « réconciliation ».
« Si donc nous désirons nous satisfaire au sujet de la nature de l’évidence qui nous donne la certitude des faits, il faut que nous recherchions comment nous arrivons à la connaissance de la cause et de l’effet. J’oserai affirmer, comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception, que la connaissance de cette relation, ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori ; mais qu’elle naît entièrement de l’expérience quand nous trouvons que des objets particuliers sont en conjonction constante l’un avec l’autre. » Hume, Enquête sur l’entendement humain.
Nous allons à présent nous intéresser à une question particulière, qui a suscité de vifs débats au 18ème siècle, débats dont on peut affirmer qu’ils ont largement participé à la reformulation des rapports entre théorie et expérience en tant qu’ils posaient le problème des rapports entre les données de l’expérience et la réalité des choses. Cette question, c’est celle de la causalité, soulevée par un empiriste, Hume. Que peut-on déduire du fait que nos expériences se répètent, que nous observons des consécutions identiques entre les évènements, que nous savons que lorsque nous percevons un phénomène A, le phénomène B va suivre ? La causalité est-elle une loi de la nature ? Hume répond par la négative arguant que nous ne pouvons pas poser de façon indubitable une telle causalité dans la mesure où cela supposerait que nous puissions étudier absolument tous les phénomènes (car une loi doit être universelle), ce qui est impossible. L’idée de causalité, affirme-t-il, est bien plutôt l’effet d’une habitude, l’habitude d’une succession des phénomènes.
Kant s’accorde avec Hume pour dire qu’il est impossible de déduire l’idée de cause des données de l’expérience. Mais ceci ne signifie pas pour lui que la causalité est un concept impropre mais simplement que la théorie empiriste est incapable de rendre compte de la liaison nécessaire entre une cause et son effet. La causalité est pour Kant une connaissance a priori, autrement dit une catégorie de l’entendement. C’est grâce à une telle catégorie que, pour nous, par exemple, il y a entre l’allumette que l’on craque et le feu qui s’allume un rapport de cause à effet et non une pure et simple succession. Pour Kant donc, l’entendement est une faculté qui, par l’entremise des catégories, permet d’unifier la diversité sensations. Ce n’est que grâce à une telle synthèse qu’il y a une expérience et non un simple amas ou chaos de sensations. Les relations entre sensibilité et entendement ne sont donc pas des relations d’opposition. La sensibilité seule ne peut procurer aucune connaissance ; seul l’entendement donne forme aux impressions. Mais l’entendement seul est lui aussi impuissant ; les catégories sont vides et ne donnent accès à une connaissance que si elles s’appliquent à un donné sensible. Kant illustre bien l’idée de Leibniz, selon laquelle « rien n’est dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens, si ce n’est l’entendement lui-même » (cette affirmation était une réponse à Locke écrivant « rien n’est dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens »).
Mon cher lecteur, quelques considérations m’empêchant de donner à présent un Traité entier où j’ai rapporté quantité d’expériences nouvelles que j’ai faites touchant le vide, et les conséquences que j’en ai tirées, j’ai voulu faire un récit des principales dans cet abrégé où vous verrez par avance le dessein de tout l’ouvrage (…) Depuis, faisant réflexion en moi-même sur les conséquences de ces expériences, elle me confirma dans la pensée où j’avais toujours été que le vide n’était pas une chose impossible dans la nature, et qu’elle ne le fuyait pas avec tant d’horreur que plusieurs se l’imaginent » Pascal, Expériences nouvelles touchant le vide.
Il ne faut pas oublier que la « révolution » kantienne n’aurait pas eu lieu sans les développements de la science physique. Kant affirme lui-même vouloir donner lieu à une révolution copernicienne dans le champ de la philosophie. Lorsqu’il fait référence à la science, aux découvertes de Galilée ou Stahl par exemple, c’est pour en souligner la principale intuition, à savoir que la raison doit « prendre les devants » en proposant ses principes à la nature au lieu de se laisser guider par elle (tout comme les catégories synthétisent le sensible sans se soumettre à lui). C’est au scientifique d’interroger la nature, de la faire parler. L’expérience ne saurait suffire à rendre compte des phénomènes naturels ; l’œuvre de la raison est nécessaire. N’oublions pas que la rationalisme de Descartes est contemporain de l’avènement de la science moderne (auquel Descartes lui-même participe) avec les découvertes de Galilée. La science qui naît au 17ème siècle est baptisée du nom de mécanique. La nature est alors considérée comme une immense machine gouvernée par des lois qui déterminent intégralement le cours des phénomènes. C’est ce que l’on a pu appeler déterminisme. Selon celui-ci, les évènements naturels peuvent tous êtres expliqués à partir des lois de la causalité. Cette conception ne pouvait d’une certaine manière que satisfaire les partisans du rationalisme. Elle a cependant été contestée au 20ème siècle, notamment à la suite de l’étude des relations entre atomes.
Il ne faut cependant pas penser que l’expérience n’a, dans cette science, aucun rôle à jouer. Tout au contraire, elle en est un élément fondamental en ce qu’elle est ce qui donne force et légitimité à une théorie ; elle est ce qui permet de vérifier ou d’invalider des hypothèses. L’expérience, ainsi entendue, se voit intégrée aux dispositifs de la science ; c’est une expérience dont on contrôle les facteurs, qui requière une méthode, qui vise à observer certains faits particuliers, etc. En ce sens, l’expérience devient expérimentation. On peut penser ici à l’expérience menée par Pascal en haut du Puy de Dôme en 1648 pour démontrer l’existence du vide ; Pascal apporte avec lui les instruments qui lui permettront de vérifier ses hypothèses (une quantité précise de mercure, etc.) ; il est accompagné de témoins, curés et savants, qui valideront ses conclusions ; l’expérience est bien soumise à une procédure qui seule lui donne sa légitimité.
On peut définir l’épistémologie comme une étude critique (et non simplement une histoire) des sciences, de leurs postulats, de leurs méthodes de leur conclusion. À ce titre il faut distinguer entre une épistémologie qui traite de la science « en général » et une multiplicité d’épistémologies traitant chacune d’un secteur particulier du savoir scientifique (on parlera ainsi d’épistémologie de la chimie par exemple). C’est à la première que l’on s’intéresse ici. Pour Bachelard, l’ « esprit scientifique » se développe par l’élimination progressive de la subjectivité. Les opinions, préconceptions, etc. constituent autant d’obstacles épistémologiques, de freins à la connaissance. Pour prendre un exemple qui n’est pas de Bachelard, on pourrait dire que l’expression « le soleil se lève le matin » et la croyance qui l’accompagne constituent un tel obstacle dans la mesure où elles masquent le fait que le soleil est immobile, que c’est la terre qui tourne autour de lui. Poincaré a quant à lui apporté une contribution majeure à la réflexion sur le statut de la théorie et de l’hypothèse. Selon lui, l’appareil conceptuel d’une théorie est conventionnel ; on l’adopte non en raison de sa vérité, mais parce qu’il s’avère plus commode qu’un autre ; ainsi en va-t-il de la géométrie euclidienne qui n’est pas plus vraie que les géométries non-euclidiennes mais représente plus simplement l’espace physique. Quant aux hypothèses, elles sont sélectionnées ou non selon leur aptitude à rendre compte le plus aisément possible des relations entre phénomènes. Notons de plus que ces mêmes hypothèses ne sont pas pour Poincaré des éléments temporaires de la science, qui disparaîtraient avec l’établissement d’une théorie « infaillible ». L’hypothèse est un élément constituant des sciences.
Pour ce qui est des relations entre théorie et expérience, plusieurs conceptions se sont affrontées. Évoquons tout d’abord le vérificationnisme, défendu par les membres du Cercle de Vienne dont la philosophie a été baptisée d’empirisme logique (ou positivisme logique). Selon cette conception, pour qu’une assertion complexe soit vraie, il faut qu’elle puisse être décomposée logiquement en une multiplicité d’assertions simples décrivant chacune un fait empirique vérifiable. Une assertion est donc indissociable de sa méthode de vérification empirique. En ce sens, tous les énoncés de la métaphysique sont des non-sens en ce qu’ils ne correspondent à aucun fait empirique. À l’inverse, les énoncés scientifiques peuvent quant à eux prétendre à l’universalité. Cette conception ne parvient cependant pas à éliminer les difficultés liées à cette idée même d’universalité, difficultés qui concernent l’induction. Qu’est-ce qui légitime le passage d’une multiplicité d’expériences concordantes concernant un fait à l’affirmation que ce fait se présente toujours ainsi ? Popper a ainsi proposé un autre critère de scientificité, celui de la falsificabilité. Selon lui, une théorie n’est jamais vérifiable, mais sa scientificité exige qu’elle soit falsifiable, c’est-à-dire qu’elle puisse être réfutée lors d’une expérimentation. Ainsi, la psychanalyse ne peut être une science car elle n’offre aucune prise à des procédures de falsification. La conception poppérienne appuie donc l’idée que les sciences sont des constructions de l’esprit humain, que chacune peut être détrônée par une autre. Ainsi, la théorie de Newton s’est imposée pendant longtemps non pas parce qu’elle dévoilait une vérité absolue mais parce qu’elle fournissait un modèle satisfaisant de description, d’explication et de prédiction des phénomènes. Si cette théorie nous paraît aujourd’hui « naturelle » comparé à l’ « étrangeté » du relativisme d’Einstein, il ne faut pourtant oublier que le postulat d’une attraction universelle (d’une influence sans contact entre les corps) a lui aussi pu déranger les esprits les plus éclairés.
On peut également se référer à l’épistémologie de Kuhn qui entend expliquer La Structure des révolutions scientifiques. Kuhn critique la conception de Popper qui a pensé la réfutation d’hypothèses individuelles, mais n’a pas réfléchi les modifications globales affectant la science, les changements de paradigme scientifique. Pour Kuhn, un paradigme est un ensemble de perspectives théoriques imposant un certain langage, incluant certaines méthodes de validation, privilégiant certains problèmes (dit alors pertinents) plutôt que d’autres, engageant certaines pratiques. Le paradigme est ainsi un certain modèle auquel doit se conformer celui qui veut participer à la communauté scientifique. Lorsqu’un paradigme prédomine sur les autres, on est dans une phase de science normale (ex : le mécanisme au 17ème siècle). Mais des anomalies peuvent apparaître, un phénomène peut ne pas se plier au paradigme. On entre alors dans une situation de crise à laquelle on essaie de remédier en produisant des ajustements théoriques à l’intérieur du paradigme. Mais celui-ci peut également céder la place à un nouveau paradigme se révélant plus approprié. L’ancien et le nouveau paradigme, écrit Kuhn, sont incomparables, incommensurables, en ce qu’ils usent de langage et procédures différents. Évoquons enfin la figure de Feyerabend qui prône un anarchisme méthodologique dans les sciences ; il n’y pas selon lui de méthode indéracinable de la recherche scientifique ; la pratique scientifique ne peut pas se plier à des normes prédéfinies de rationalité. Le scientifique le plus brillant n’est pas le plus rationnel mais celui qui sait au mieux user des moyens mentaux et matériels que lui offre une situation ». La science est affaire d’opportunisme et, en ce sens, elle n’a pas à se prétendre supérieure aux autres formes de connaissances.
« Nous appelons compréhension le processus par lequel nous connaissons un “ intérieur ” à l'aide de signes perçus de l'extérieur par nos sens. C'est l'usage de la langue, et la terminologie psychologique fixe dont nous avons tant besoin ne peut être mise sur pied que si tous les auteurs conservent régulièrement toutes les expressions déjà solidement établies, bien délimitées et propres à rendre des services. La compréhension de la nature - interpretatio natuæ- - est une expression figurée. Mais nous appelons aussi, assez improprement, compréhension l'appréhension de nos états particuliers. Je dis par exemple : “ je ne comprends pas comment j'ai pu agir de la sorte ” et même : “ je ne me comprends plus ”. J'entends par là qu'une manifestation de moi-même qui s'est intégrée dans le monde sensible me semble venir d'un étranger et que je ne suis pas capable de l'interpréter en tant que telle, ou, dans le second cas, que je suis entré dans un état que je regarde comme étranger. Ainsi donc, nous appelons compréhension le processus par lequel nous connaissons quelque chose de psychique à l'aide de signes sensibles qui en sont la manifestation. » Dilthey, Le monde de l’esprit.
Il est nécessaire pour finir d’évoquer le cas des sciences humaines car celles-ci semblent faire appel à des méthodes, des critères différents de ceux des sciences naturelles. Pourtant, lorsque Descartes écrit son Traité de l’homme, il donne lieu à une physique ou une physiologie du corps humain, considéré comme une machine ; sa connaissance, à l’instar de celle de toutes les choses matérielles (notamment des animaux-machines), relève de la mécanique. Mais, par ailleurs, Descartes parle de l’homme comme du composé d’une âme et d’un corps, d’une substance matérielle et d’une substance pensante. Mais ses difficultés à rendre compte de l’union de ces deux substances lui interdisait de développer une véritable science de l’homme. Jusqu’au 19ème siècle, existent bien des théories des passions, des psychologies, des réflexions sur l’agir humain, mais pas ce que l’on a appelé par la suite sciences humaines.
La naissance des sciences humaines s’accompagne presque immédiatement d’une réflexion sur leurs singularités vis-à-vis des sciences naturelles. À ce sujet, la pensée de Dilthey est incontournable. Celui-ci distingue les méthodes et procédures des sciences naturelles et celles des sciences de l’esprit. Ces dernières ayant pour objet l’être humain, en tant qu’appartenant au monde historico-social, n’ont pas pour vocation d’expliquer les comportements humains en les subsumant sous des lois générales ; elles doivent les comprendre, les décrire, les interpréter. La compréhension, dit Dilthey, est un processus par lequel nous apprenons à comprendre l’ « intérieur » (le psychique) à l’aide de signes perçus de l’extérieur. Certes, les sciences humaines ont parfois aussi prétendu à une explication qui n’aurait rien à envier à celle des sciences naturelles. Ainsi peut-on évoquer l’ethnologie structurale de Lévi-Strauss qui s’attache à expliquer les cultures en tant que systèmes possédant des lois régissant les relations entre leurs éléments (et des lois de transformation) et prescrivant « inconsciemment » des pratiques définies aux individus. Les représentations que se font ces derniers sont alors privées de toutes valeurs de connaissance. On peut pour finir noter l’effort de Ricœur pour affirmer que ces deux tendances des sciences humaines ne s’opposent pas mais se complètent, se relaient, s’impliquent mutuellement.
- Sensibilité et entendement : La sensibilité est la faculté réceptive (= passive) des impressions provenant des objets extérieurs. Elle a souvent été jugée comme source d’illusions, d’erreurs. L’entendement est la faculté de penser par concepts ou idées. La position rationaliste consiste à affirmer que la connaissance doit toute entière reposer sur la raison ou l’entendement. La position empiriste pose au contraire que la source de toute connaissance réside dans les sensations.
- La causalité : Selon Hume, il n’est pas possible d’affirmer à partir de la régularité des consécutions d’un événement A avec un événement B que ces deux évènements sont liés, dans la nature, par une loi de cause à effet. La causalité n’est peut-être rien d’autre qu’une habitude mentale. Kant désire sauvegarder le lien nécessaire entre la cause et l’effet et affirme que la causalité est une catégorie a priori de notre entendement, les catégories permettant de synthétiser la diversité des sensations. Pour Kant, une sensibilité sans entendement ne donnerait jamais lieu qu’à un chaos de sensations ; et un entendement sans sensibilité serait comme une machine tournant à vide, ne trouvant rien à quoi s’appliquer.
- Les sciences modernes : La rationalité scientifique se développe lorsque la raison prend les devants, pose des principes plutôt que de se laisser guider par la nature. L’expérience ne saurait suffire à constituer une science. Cependant, l’expérience n’est pas absente du dispositif scientifique ; elle devient expérimentation, moyen de contrôle, de validation ou d’infirmation des théories.
- L’épistémologie : C’est l’étude critique des postulats, méthodes, conclusions, etc. de la science. Bachelard pose que l’ « esprit scientifique » consiste à écarter les obstacles épistémologiques, c’est-à-dire les opinions, les préconceptions, etc. Poincaré souligne que l’appareil conceptuel des sciences est conventionnel, qu’il ne distingue pas par sa vérité absolue mais par sa commodité, sa simplicité. Pour l’empirisme logique, une assertion peut être dite vraie universellement si elle peut être ramenée à des faits simples pouvant être vérifiés empiriquement. Pour Popper, une hypothèse scientifique ne peut être vérifié ; le seul critère est la falsificabilité ; pour qu’une hypothèse puisse être dite « scientifique », il faut qu’elle soit falsifiable, c’est-à-dire qu’elle puisse résister à certaines expérimentations susceptibles de la réfuter. Pour Kuhn enfin, la science ne saurait se définir comme une multiplicité d’hypothèses scientifiques individuelles. La science s’organise en paradigmes. Un paradigme est un ensemble de points de vue théoriques comprenant des méthodes de vérification et un langage particulier, et engageant certaines pratiques dont le respect est une condition d’entrée dans la communauté scientifique.
- Les sciences humaines : L’objectif et la méthode des sciences humaines doivent être distingués de ceux des sciences naturelles. Pour Dilthey, Ces dernières visent à expliquer les phénomènes en les subsumant sous des lois générales tandis que les sciences humaines entendent comprendre leur objet, le décrire, l’interpréter.
Bachelard, La formation de l’esprit scientifique ; Dilthey, Le monde de l’esprit ; Feyerabend, Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance ; Hume, Enquête sur l’entendement humain ; Kant, Critique de la raison pure ; Kuhn, La structure des révolutions scientifiques ; Locke, Essai sur l’entendement humain ; Malebranche, De la recherche de la vérité (livre I) ; Pascal, Expériences nouvelles touchant le vide ; Popper, La Logique de la découverte scientifique.