le sentiment de beauté nous enferme t-il dans notre subjectivité?
Sujets / La culture / L'art /
Un début de problématisation ...
Juge-t-on du
beau ou le perçoit-on ?
COUP DE POUCE
n Mots clés
• juger : acte de la
pensée qui affirme ou nie un rapport entre un
sujet et un prédicat ; rendre un jugement, décider en qualité d'arbitre.
• percevoir : saisir par les sens, recueillir, se représenter, éprouver.
• le
beau : ce qui suscite un plaisir désintéressé, universellement par¬tagé.
n Recherche des idées
• Notez qu'il est à première vue très difficile de cerner ce qu'est le beau. Le
beau n'est-il pas ce qui me plaît ? Lorsque quelque chose me plaît, je ne cherche pas à analyser ce que je ressens.
• Juger implique la notion de norme, de droit, par rapport au fait. La norme, c'est la règle, la loi, l'idéal par rapport auquel on porte des juge¬ments de valeur. La norme ne peut être que générale, sinon elle ne serait pas une norme. Tous les objets artistiques répondent-ils à des normes universelles ?
• Percevoir apparaît comme une activité immédiate, directe, sans ana¬lyse.
• Interrogez-vous sur la façon dont on saisit le
beau : immédiatement, spontanément ou en analysant à travers le prisme de l'éducation ?
n Problématique
Tout jugement de goût est un jugement de valeur. Le
sentiment du
beau naît à l'occasion de sensations causées par un objet extérieur à moi. Ce
sentiment est un plaisir qui accompagne ma perception. D'où provient ce
sentiment ? D'où surgit le plaisir esthétique : de la réflexion, de la sensation ?
Organisation du plan
1. Partez de votre
expérience : le
beau est d'abord ce que vous ressen¬tez spontanément. Vous écoutez une musique, vous regardez un tableau avant d'analyser ce que vous écoutez ou regardez.
2. Mais peut-on se contenter de percevoir sans analyser ce que nous res¬sentons ? N'y a-t-il pas de jugement de goût ayant valeur universelle ? Y a-t-il possibilité de s'accorder sur le
beau ?
3. Le
beau est toujours lié à l'émotion, à la sensibilité. D'abord perçu, le
beau est indissociable de la réflexion, c'est-à -dire d'une distance critique. Cependant, il n'est pas neutre, mais reflet de notre culture.
Les évidences du bon sens ne peuvent être entièrement fausses. De fait, les goûts sont changeants. Ils varient d'une personne à l'autre, et en une même personne à des époques dif¬férentes. En la matière, nous constatons une irréductible diver¬sité que rien ne semble
pouvoir résoudre. Il est plus facile d'avoir les mêmes
opinions que des goûts semblables, même entre amis.
C'est sans doute que les goûts nous sont ce qu'il y a de plus intime, de moins partageable. Le mot même de goût l'atteste, puisqu'il désigne l'ensemble de nos goûts par celui qui nous est le plus intérieur, le plus charnel aussi : la sensibilité de la bouche.
Ainsi persistons-nous à ne pas avoir les mêmes goûts que les autres, et nous ne nous lassons pas de critiquer leur mauvais goût, au point que l'on peut dire avec Bourdieu que le goût est presque toujours le dégoût du goût des autres. Combien de fois n'avons-nous pas désespéré de comprendre comment on pou¬vait s'habiller si
mal ou choisir un papier peint aussi laid. Si la politesse ne nous obligeait de nous taire, la contrariété des goûts nous aurait
fait nous entre-tuer depuis longtemps.
La
raison en est que les goûts sont l'affaire de la sensibilité, et par conséquent sont l'expression la plus directe de la subjec¬tivité. C'est dans ses goûts, avant toute réflexion, que la per¬sonnalité se livre peut-être le plus sûrement, et qu'elle peut le moins facilement tricher. On dit d'ailleurs souvent des goûts qu'ils nous trahissent : nous, cela peut être la
culture de notre pays (en
matière par exemple de goût culinaire), ou notre appartenance sociale.
C'est aussi pour cela que la discussion à propos des goûts est inutile. Comme on le voit bien chez Platon (427-347 av. J.-C.), la discussion se présente comme un dialogue qui se tient sur le terrain de la
raison argumentative. L'horizon de la discussion est un accord toujours possible entre interlocuteurs. Les argu¬ments rationnels ont en effet une force contraignante qui peut amener l'autre à partager mes raisons. Dans les divers dia¬logues rédigés par Platon et qui mettent en scène le personnage de Socrate, ce dernier réussit souvent à rallier son interlocuteur à ses vues en le surprenant en flagrant délit de contradiction. Or, toute opposition logique peut être logiquement résolue. Dans le domaine de l'argumentation rationnelle, l'accord avec soi-même — la cohérence — est la condition suffisante de l'accord avec les autres. La discussion joue alors le rôle d'un accordeur.
Or, on chercherait en vain les principes d'une telle cohérence dans la sensibilité : on aime ou non un film, indépendamment des arguments du critique. Au moment où nous le regardons, seuls nos sens sont interpellés. Ajoutons à cet endroit qu'en
matière de goût, nos jugements sont plus sensibles à l'autorité qu'à la raison. Tel critique influent peut ainsi nous prédisposer à aimer les oeuvres d'un écrivain ou d'un cinéaste.
Les goûts étant sensibles, ils ne s'opposent pas logiquement entre eux. Toute discussion, c'est-à -dire tout horizon d'accord entre eux, est donc privée de sens. Sur ce point, on ne peut que constater avec Kant :
« Celui-ci aime le son des instruments à vent, celui-là aune les instruments à cordes. Ce serait .folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le jugement d'autrui, qui dif:- fire du nôtre, comme s'il lui était logiquement opposé ; le principe : "A chacun son goût- (s'agissant des sens) est un principe valable pour tout ce qui est agréable. »
(Critique de la Acuité de juger).
On ne saurait être plus clair. En ce qu'ils se rapportent aux seuls sens, et en ce qu'ils nous font juger de manière épider¬mique de l'agrément que nous procurent les choses qui nous plaisent, ou du désagrément causé par celles qui ne nous plaisent pas, les goûts sont irréductiblement différents, et la discussion n'est pas de mise.
[Transition]
Mais est-il besoin d'être philosophe pour conclure sur pareil truisme : «A chacun son goût »? Le relativisme n'est-il pas un argument paresseux qui coupe court à toute discussion, et qui, surtout, abandonne les goûts à l'emprise de l'autorité des critiques, ou à l'influence massive de la mode et du hit-parade, véritable dictature du goût ? C'est quand on dit : «A chacun son goût », que celui-ci est en
fait le moins personnel et le plus pré¬fabriqué.
[Partie II. Le
beau n'est pas l'agréable.]
Ces dernières remarques nous feront mieux comprendre l'insatisfaction des philosophes, et tout d'abord de Kant, à l'égard d'un relativisme qu'il est par ailleurs le premier à affir¬mer. On pourrait formuler ainsi le problème que pose Kant, véritable « quadrature du cercle » du jugement de goût : com¬ment affirmer à la fois que les goûts sont indiscutablement propres à chacun, et que leur accord doit être néanmoins possible?
Kant propose une solution au problème. Il commence par rappeler que le jugement de goût ne peut être que subjectif. Il n'est pas possible qu'un tableau plaise également à des indivi¬dus différents, alors qu'ils peuvent se mettre d'accord sur la
démonstration d'un théorème mathématique. Il ne peut exister d'objectivité en
matière de goût ; il est juste question d'éprou¬ver une satisfaction, un plaisir.
Cela dit, il convient de distinguer ce qui
fait plaisir de ce qui plaît. Kant justifie ainsi la différence : « Chacun appelle agréable ce qui lui
fait plaisir ; beau, ce qui lui plaît simple-men!. »
Est agréable ce qui cause un plaisir au niveau de la simple sensation. Et c'est bien relativement à l'agréable que le jugement est propre à chacun sans discussion possible. Ainsi, pour reprendre l'exemple, la sensation causée par le son d'un instru¬ment à vent m'est plus agréable que celle causée par celui d'un instrument à cordes. Ou encore, la vue du vert m'est plus agréable que celle du rouge. Pour ce qui est de l'agréable, «à chacun ses goûts ».
Quant à ce qui plaît simplement, c'est-à -dire le beau, il est l'objet du jugement de goût à l'état pur, antérieurement même au plaisir qu'on peut éprouver dans la sensation, qu'elle soit visuelle, auditive, gustative, etc. Kant réserve d'ailleurs le nom de « goût » au seul jugement relatif au beau. En effet, il n'y a pas à proprement parler de jugement à l'endroit de ce qui me
fait plaisir; le plaisir est au contraire un état qui se suffit à lui-même, et que je désire comme un bien : mon
désir tient lieu de jugement. Comme le dit Kant, « ceux qui ne se soucient que de jouissance... se dispensent volontiers de juger»; ce que Musset exprimait en termes plus imagés : « Qu 'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse. »
Ne croyons pas que la distinction qu'établit Kant soit une de ces subtilités dont les philosophes ont le secret. Nous tous dis¬tinguons ce qui nous plaît et ce qui nous
fait plaisir. Autant, en effet, nous savons à l'avance que discuter de ce qui nous est agréable serait peine perdue, autant, à l'inverse, nous sentons qu'il serait incongru de déclarer qu'une chose est belle pour moi seulement. Chacun suppose qu'elle est belle aussi pour les autres ; cette supposition est contenue implicitement dans le simple
fait de déclarer telle chose belle.
« Il serait ridicule que quelqu'un, s'imaginant avoir du goût, songe en frire la preuve en déclarant : cet objet (ce vête¬ment..., ce concert..., ce poème) est
beau pour moi. Car il ne doit pas appeler
beau ce qui ne plaît qu'à lui... Lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satis¬faction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour
autrui et parle alors de la
beauté comme si elle était une propriété des choses. C'est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement, il exige l'adhésion de tous. »
Pour bien comprendre la
pensée de Kant, il faut distinguer le
fait et le droit. De fait, les
hommes nè se sont peut-être jamais mis d'accord sur ce qu'il convenait d'appeler beau. Cela ne change rien au
fait que dire d'une chose_qu'elle_est belle est un jugement qui n'engage pas seulement moi-même, mais, si les mots ont un sens, tous les hommes. Tous devraient
pouvoir la trouver belle avec moi. Le
beau est de
droit universel : si ce mot correspond à quelque chose, il doit plaire universellement. Dans ce cas, affirmer du
beau «à chacun songpût » reviendrait à nier l'existence même du goût, du jugement._purement esthé¬tique que l'on porte sur les choses sans considération du_plaisir qu' on_yrend.
La difficulté d'une telle analyse est alors qu'il faut rendre compte de l'écart, et même de l'abîme, qui existe entre l'Idée universelle du Beau, et l'expérience qui ne nous montre que des exemples de désaccord en
matière de goût. Notons cependant que les seuls exemples ne constituent en aucun cas un démenti à une idée. De ce qu'il n'y ait, par exemple, aucun exemple de
société juste, on ne doit pas conclure qu'une telle
société soit irréalisable. On doit au contraire se dire que de tels exemples n'existeraient pas, si les
hommes avaient accordé plus de valeur
idée de_ justice.
En ce qui concerne le goût, on peut raisonner de la même manière. Quand bien même les
hommes ont des goûts divers, il faut supposer une idée universelle du beau, ne serait-ce que comme le fondement d'une discussion toujours possible en
matière esthétique. Il ne s'agit pas, en effet, d'imposer son goût aux autres, mais de faire comme si tous pouvaient adhérer à mon jugement. Loin d'être une exigence égoïste, cela devrait obliger au contraire chacun à «penser en se mettant à la place de tout autre », selon la formule de Kant. Affirmer l'universa¬lité du jugement, c'est donc poser les fondements d'une discus¬sion et d'un accord toujours possible avec autrui, d'une ouverture à l'autre ; c'est refuser d'accepter comme inévitable la fermeture sur soi et sur ses goûts propres. Là où on pose en principe qu'on ne discute pas, il n'y armas de
liberté possible.
Nous avons donc vu en quel sens nous avons le
droit de sou¬tenir l'idée : «à chacun ses goûts», mais aussi les limites de ce droit. Pour cela, il est nécessaire avec Kant de distinguer le
beau et l'agréable, le plaisir et le jugement esthétique.
S'il va de soi qu'il serait insensé de discuter de ce qui nous
fait plaisir, il est important au contraire de maintenir ouverte la possibilité d'un goût universel au simple titre d'une idée de la raison, et quand bien même aucun exemple d'une telle univer-. salité ne serait donné. En effet, c'est justement au coeur de ce qui nous est le plus intime et le plus personnel — nos goûts —qu'il faut veiller à faire place à l'autre ; à penser en se mettant à la place de l'autre. Au lieu de se replier derrière le facile «à chacun ses goûts », il faut affirmer son goût au risque de celui des autres, tous les autres. Sans quoi, selon le mot de Gaston Bachelard, c'est quand nous nous croirons le plus personnel et le plus original que nous le serons le moins.
Nous avons donc vu en quel sens nous avons le
droit de sou¬tenir l'idée : «à chacun ses goûts», mais aussi les limites de ce droit. Pour cela, il est nécessaire avec Kant de distinguer le
beau et l'agréable, le plaisir et le jugement esthétique.
S'il va de soi qu'il serait insensé de discuter de ce qui nous
fait plaisir, il est important au contraire de maintenir ouverte la possibilité d'un goût universel au simple titre d'une idée de la raison, et quand bien même aucun exemple d'une telle univer-. salité ne serait donné. En effet, c'est justement au coeur de ce qui nous est le plus intime et le plus personnel — nos goûts —qu'il faut veiller à faire place à l'autre ; à penser en se mettant à la place de l'autre. Au lieu de se replier derrière le facile «à chacun ses goûts », il faut affirmer son goût au risque de celui des autres, tous les autres. Sans quoi, selon le mot de Gaston Bachelard, c'est quand nous nous croirons le plus personnel et le plus original que nous le serons le moins.
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